Exposition Willy Ronis, 95 ans, légende modeste de la photo, expose à l'Hôtel de Ville de Paris le «paysage vivant» des rues de la capitale. En soixante-quinze ans de carrière, il a eu «besoin de réagir aux chocs visuels, presque tous les jours». Son principe : «Je fonctionne à la vie. J'aime les gens, j'aime les quartiers où l'on déambule. Mais je ne me suis jamais caché et je ne veux gêner personne.» Rencontré chez lui, un septième étage donnant sur les arbres du square Sarah-Bernhardt, dans le XXe arrondissement, il arpente en paroles ses lieux parisiens favoris. Montmartre, rue Müller, 1934. C'est la nuit, j'ai travaillé sur pied, c'est rare, j'ai profité de la pluie, pour les reflets. Je préfère travailler en vitesse. Habitant non loin, j'avais repéré cet escalier. C'est une photo dans l'esprit du réalisme poétique de l'époque, on a l'impression d'un décor en studio, à la Trauner, que j'ai connu plus tard. J'ai fait un temps partie de la bande à Prévert. Bastille, 14 juillet 1936. Une petite fille sur les épaules de son père, lors d'une manifestation du Front populaire. C'est une image qu'on a beaucoup vue, mais ce qui m'a fait le plus plaisir est d'avoir rencontré un jour la petite fille devenue une dame. C'était en 1996, soixante ans après la photo : Françoise T. m'a écrit pour me dire qu'elle connaissait cette image depuis toujours. Son père en était fier et l'avait découpée quand elle était parue. «Il est mort, ajoutait-elle, et le jour est venu de vous écrire pour vous rencontrer.» Ce genre de chose m'est arrivé à vingt-sept reprises, lorsque des gens se sont reconnus sur mes photos. Barbès, métro aérien, 1939. J'ai pris le visage d'une femme. Il venait d'être éclairé par des rayons de soleil passant à intervalles réguliers entre les immeubles. C'est un trajet que j'aimais beaucoup, quand le métro sort de terre pour se faire la malle dans les airs, non loin de chez moi. J'ai habité les vingt-six premières années de ma vie cité Condorcet. Un jour, j'ai eu la surprise de trouver, au 37, rue Condorcet, un magasin de produits photo que je me suis mis à fréquenter. J'ai eu sept domiciles depuis 1944 et toujours un labo photo : j'aime développer moi-même, regarder les planches-contact, tirer et agrandir. Ce qui me plaît, c'est la fabrication, la répétition. C'est pour cela que je suis réticent à la photo vintage. Ça me met mal à l'aise, c'est une mode, un snobisme. Une photo ne doit pas être rare, ni précieuse. Je me refuse à faire des tirages limités pour faire monter les prix, c'est trop du commerce. La photo, c'est démocratique. Boulevard Bonne-Nouvelle, 8 mai 1945. Le jour de la Victoire, il y avait une ambiance fabuleuse. Il me fallait un souvenir. Les photos ont toujours été des fétiches pour ma mémoire, les bornes de ma vie. Des images personnelles qui me racontent des choses intimes. Dans les semaines qui ont suivi, j'ai beaucoup travaillé sur la Libération. Je me souviens d'une commande de la SNCF, un reportage sur le rapatriement des prisonniers. J'ai fait l'aller-retour entre la frontière allemande et Paris pour photographier ces hommes qui revenaient. C'était long, avec des arrêts innombrables. J'ai pris une photo, sur un quai de la gare d'Orsay, à l'arrivée : un soldat qui embrasse une infirmière qui s'est occupée de lui. Allaient-ils se revoir ? J'ai refusé de donner cette image, je l'ai gardée pour moi longtemps. Si cette femme avait un compagnon, il aurait pu y avoir méprise, il aurait pu être blessé. Boulevard Kellerman, 1947. Un mouvement de grève, dans l'usine aéronautique de la Snecma. Un homme distribue des sifflets avant une manifestation. Je me suis toujours senti à l'aise dans cette ambiance : les harangues, les camarades. Dans une usine en grève, on n'entre pas comme ça, il faut passer par la CGT, qui vous donne un laissez-passer. Alors j'ai un peu milité, j'étais de coeur avec les communistes. On espérait beaucoup, les luttes étaient belles. Ça a vraiment disparu. Place Vendôme, 1947. La sortie des cousettes, petites mains des ateliers de haute couture. L'une d'elles saute par-dessus une flaque d'eau, vite, pour aller manger son casse-croûte dans un bistrot de la rue Saint-Honoré. Je prends le reflet de ses jambes dans la flaque. Je saisis l'occasion. Le hasard ne prévient pas, mais c'est lui qui fait la photo. Les images ont 99 % de chance d'être ratées, le pourcentage qui reste, c'est la centième image qu'on réussit. J'ai fait un peu de photo de mode, ça me changeait. Edmonde Charles-Roux, rédactrice en chef de Vogue, m'a convoqué dans son bureau : «Ronis, j'ai envie de vous faire travailler...» J'ai répondu : «Ça peut m'amuser !» J'apportais des poignées de photos faites au hasard de mes balades, et Edmonde choisissait les lieux. Elle m'y faisait livrer les mannequins ! Au même moment, Clarke et Klein ont commencé aussi à faire sortir la mode du studio. Ménilmontant, 1948. Dans la montée de Belleville, un vitrier grimpe et appelle les clients de sa voix si particulière. Je l'entends encore. C'était une vraie montagne, Belleville, un quartier d'Apaches, un pays étranger dans Paris. J'ai fait un livre avec toutes ces photos, l'un de mes préférés. Belleville Ménilmontant, en 1954. Il a fini chez les soldeurs. Puis il a été repris, réédité, et ce fut un succès. Devant la tour Eiffel, 1956. Je retrouve le lieu de ma première photo, en 1927. J'aime revenir sur les lieux, c'est une forme de fidélité. Ici, des touristes au petit matin sur le Champ-de-Mars, mais en fuyant la photo de tourisme. Avec une moto, je joignais les différents quartiers. Bal de l'île Saint-Louis, 1961. Encore un 14 Juillet, avec des étudiants en rupture de ban, un petit monde intéressant. C'était un reportage sur «la faune de la rue de la Huchette». J'ai toujours été séduit par le bal : la danse, la musique, ça permet de s'oublier. Mais c'est aussi un exercice de rigueur : viser l'harmonie entre le contenu et la forme. J'ai de l'intérêt pour ces scènes de tous les jours aiguisant mon regard. Car il faut réagir vite. C'est la clé de la réussite. Louvre, 1968. Le hasard n'empêche pas la réflexion. Au Louvre, j'y suis toujours allé, c'est le lieu au monde qui m'est le plus familier. J'y ai dessiné depuis tout jeune, fait de la copie. Des Rembrandt, des sculptures. Là, j'ai eu l'idée de mêler le tableau et la photo, de manière assez cocasse. J'ai profité d'un dimanche de forte affluence, devant le Sacre de Napoléon, l'immense tableau de David, pour voler cette image : quand il y a beaucoup de gens, ça cache les bords du cadre, on a l'impression que les visages et les silhouettes des visiteurs se fondent dans la peinture. J'aime la peinture classique. J'aurais voulu être peintre, ou musicien, c'était ma vocation. La photo, c'est un accident.