Exposition Willem De Kooning, le peintre rebelle Il est l'un des plus grands peintres américains du siècle. Mais pour le centenaire de sa naissance, c'est l'Europe qui lui rend hommage. Il est aussi l'artiste contemporain le plus cher du monde : ses toiles se vendent entre 10 et 20 millions de dollars. Quand l'une de ses oeuvres ne plaisait pas à De Kooning, il la détruisait sans remords. Ce qui laisse perplexe quand on connaît le prix de ses toiles sur le marché de l'art. A ce sujet, la vente du 8 novembre 1989, chez Sotheby's, à New York, est restée dans toutes les mémoires : ce jour-là, en quelques minutes, un tableau de Willem De Kooning daté de 1955, «Interchange», s'est vendu pour la somme faramineuse de 20 680 000 dollars. C'était la première fois qu'une oeuvre d'un artiste contemporain atteignait un prix pareil. Un record qui n'a pas été battu depuis. Et l'on peut parier que les trois toiles suivantes reproduites ici ne feraient pas beaucoup moins.  THE WILLEM DE KOONING FOUNDATION/ARS/NEW YORK 2005/VBK, VIENNE, 2005  «Porte vers la rivière», 1960.  Ces deux oeuvres («Sans titre») ci-dessus et ci-dessous sont des années 80.   En dépit de la gloire (immense), du grand âge (il est mort en 1997 à 92 ans), de la maladie d'Alzheimer, dont il souffrira les dix dernières années de sa vie), Willem De Kooning n'a jamais fait de concessions : il n'a voulu être embrigadé dans aucun mouvement artistique, a refusé de choisir entre abstraction et figuration, n'a jamais cherché à plaire au public ou à la critique. Des deux paysages reproduits ici (et bien que De Kooning les ait classés « Sans titre »), le peintre disait que c'étaient des « émotions ». C'est pourquoi l'on a parlé à leur sujet d'« expressionnisme abstrait », rattachant ainsi De Kooning au mouvement de l'« action painting », aux côtés de Jackson Pollock et de Barnett Newman. Une étiquette que l'artiste refusait.   Pour une fois, les mots ne sont pas excessifs : Willem De Kooning a tenu en son siècle une place capitale. Sans se soucier du succès, ni des modes, ni des critiques, il a poursuivi son oeuvre sans se trahir, jamais, ni se répéter, ni tricher. Il rappelait d'ailleurs volontiers qu'il avait commencé sa carrière comme... peintre en bâtiment. Il naît à Rotterdam en 1904, quitte tôt l'école, mais pour suivre une solide formation à l'académie des Arts et Techniques de sa ville natale, puis à Bruxelles. Important, ça : contrairement aux artistes américains de sa génération, qui font table rase du passé, De Kooning est un esprit cultivé, qui a grandi dans l'admiration de Rembrandt et de Rubens. Pourtant, le Nouveau Monde l'attire : à 21 ans, il part pour les Etats-Unis où il débarque clandestinement. Il s'installe à New York, dans Greenwich Village, et, pour gagner sa vie, repeint des appartements, fait un peu de décoration. Surtout, il rencontre alors Stuart Davis et les premiers abstraits new-yorkais. De Kooning garde ses distances : «Je n'étais pas d'accord avec les limites qu'ils s'imposaient, avec le fait qu'ils me disaient de ne pas faire certaines choses. Pour moi, au contraire, c'était intéressant de faire des expériences.» La plus décisive se situe en 1935 : «Je me suis fait artiste. Cela m'a pris un certain temps pour passer de l'état de peintre du dimanche à celui de peintre tout court.» Il a fait la connaissance d'un autre émigré, Arshile Gorky, avec lequel il va partager un atelier et qui, comme lui, regarde à la fois vers la figuration et l'abstraction. Ce mélange, ou cette alternance, sera une constante chez De Kooning, et la principale caractéristique de son oeuvre, tout au long de sa carrière. L'avant-garde new-yorkaise s'intéresse à lui D'ailleurs, dès cette année-là (1937), sa peinture sera en permanence partagée entre douceur et violence, avant-garde et tradition, réussites et ratages, harmonie et discorde. Tout cela sous l'influence des maîtres, celle, majeure, de Picasso mais aussi de Miró et Mondrian pour le dessin, de Matisse et Léger pour la couleur. Dans son art, De Kooning ne ferme la porte à aucune piste. Son aventure picturale sera celle d'un nomade. Le milieu de l'avant-garde new-yorkaise commence à s'intéresser à lui. En 1950-1951, c'est le coup de tonnerre de l'«action painting», le mouvement qui va donner ses premières lettres de noblesse à l'art américain... Le terme est inventé par le critique d'art Harold Rosenberg pour définir le travail d'un petit groupe d'artistes qui s'affirment alors : autour de Willem De Kooning, il y a Jackson Pollock, Barnett Newman, Mark Rothko qui «regardent la toile non plus comme un espace où reproduire un objet ou un sujet mais plutôt comme une arène offerte à leur action». Pour eux, peindre devient un acte non prémédité et pulsionnel, une sorte de corps à corps du créateur avec son oeuvre. De Kooning travaille alors à une série intitulée «Women», où son pinceau balaie rapidement la toile, laissant des éclaboussures et des traînées de couleurs. Son geste est agressif, il désagrège les motifs figuratifs traditionnels. L'oeuvre n'est plus une méditation mais une impulsion, un affrontement de l'artiste face à sa toile. Il y aura un mythe de l'action painting, cette peinture vitale, brutale, qui révèle l'implication physique du peintre, son angoisse, ses rages, son énergie. En 1950, De Kooning commence Woman I, une toile qui l'occupera presque deux ans : «Je me retiens de finir, confie-t-il, mais il vient un temps où je perds de vue ce que je voulais faire. Si la peinture se tient, je la garde, si elle ne se tient pas, je la jette.» Pour pouvoir revenir encore et encore sur sa toile, il imagine d'y appliquer des journaux trempés d'eau afin de conserver l'humidité de la couche picturale, de ralentir son séchage. Et d'ailleurs, il n'abandonne pas son thème de prédilection : la femme. Pendant cinq ans, de 1950 à 1955, il va continuer la série des Women, femmes assises, saisies en gros plan, gesticulant, remplissant la totalité de la toile dans des tons bleu, rouge, orange. Ces toiles provoquèrent des réactions très vives : malgré la déconstruction violente des formes, le corps féminin restait identifiable. On va reprocher à De Kooning, lui, l'un des pionniers de l'expressionnisme abstrait, d'avoir le culot de peindre des figures féminines, certes effrayantes, mais tout de même lisibles ! Le peintre n'est pas mécontent de cette nouvelle occasion de montrer qu'il se fiche pas mal de la distinction entre abstraction et figuration. Et, par la même occasion, du peu de cas qu'il fait de ces étiquettes dont les critiques adorent affubler les peintres : «Je ne peins pas avec des idées préconçues sur mon art. Je peins avec quelque chose de vécu. Ça devient mon contenu.» Ce «vécu» va obéir, selon les années, aux sensations de l'artiste. Cela dit, dans le cas de De Kooning, une répartition de son oeuvre par périodes n'a de valeur qu'indicative : on ne saurait en effet parler ici au fil des ans (et des salles de l'actuelle exposition de Vienne : l'accrochage est en ce sens très révélateur) que d'allers et de retours, d'adhésions et de refus, d'intérêts et de rejets quant à un style, une école, un mouvement de l'histoire de l'art. Sans doute De Kooning est-il plutôt plus figuratif au début des années 50, plus informel ensuite. Mais cette alternance n'exprime que la liberté d'un artiste rebelle. En 1963, De Kooning quitte New York pour s'installer à East Hampton, dans un atelier avec de grandes baies ouvertes sur la nature. Il expérimente la sculpture et continue à peindre jusqu'à sa mort, en 1997. Pourtant, l'oeuvre de l'artiste, atteint par la maladie d'Alzheimer et que la justice a déclaré incompétent à la gestion de ses affaires, va être officiellement arrêtée en 1986. Mais quelle importance ? Pourquoi chercher à quelle tendance rattacher les dernières oeuvres du maître qui, sa vie durant, ne s'est voulu affilié à aucun mouvement ? La grandeur de De Kooning est justement d'avoir tout joué en solitaire, d'avoir tout réinventé pour chanter, à chaque fois, le monde à son premier matin.