Procès Un tortionnaire argentin devant la justice espagnoleLe procès d'Adolfo Scilingo a dû être suspendu dès son ouverture, vendredi.C'est le procès le plus attendu depuis des années par toutes les familles de victimes des dictatures latino-américaines des années 70 et 80. Le premier procès d'un exécutant de la répression en Argentine. Adolfo Scilingo, 58 ans, ex-capitaine de la marine argentine, tortionnaire présumé, est jugé depuis vendredi à Madrid pour des cas de tortures et d'assassinats pour lesquels la justice espagnole réclame au total 6 626 années de prison (en Espagne, les peines se cumulent, et se réduisent dans les faits à 30 ans, peine incompressible). Repenti, puis repenti de son repentir, Adolfo Scilingo nie tout, aujourd'hui, après être passé aux aveux devant le juge espagnol Baltasar Garzón, fervent défenseur de la «compétence universelle» des justices nationales dans les cas de crimes contre l'humanité il avait notamment lancé en 1998 un mandat d'arrêt contre Pinochet pour tenter d'inculper l'ex-dictateur chilien.Adolfo Scilingo n'est pas Pinochet. Il ne fut qu'en seconde ligne de la répression contre l'opposition à la dictature argentine, la junte qui prit le pouvoir en 1976 (30 000 morts et «disparus»). Il fut cependant le premier, il y a dix ans et reste le seul jusqu'à présent à raconter le quotidien de la répression, à confirmer ce que dénonçaient les défenseurs des droits de l'homme.«Vols de la mort». L'entretien accordé au journaliste Horacio Verbitsky dans le journal argentin Página 12 le 3 février 1995 bouleverse le pays. Le militaire, «détruit par la culpabilité», selon Verbitsky, raconte dans le détail comment il a participé à deux «vols de la mort», durant l'été 1977, alors qu'il était affecté à l'Esma, l'Ecole de mécanique de la marine argentine, devenu centre de torture et d'assassinats. Les «vols de la mort» consistaient à embarquer des opposants ou supposés tels dans des avions de l'aéronavale et des gardes-côtes et de les jeter, vivants, à la mer. Par paquets. «C'était normal même si aujourd'hui ça paraît aberrant. [...] Quand j'ai reçu l'ordre, je suis allé dans la cave où étaient rassemblés ceux qui allaient faire partie du vol. [...] On leur a dit qu'on allait les transférer dans le Sud et qu'avant on allait donc les vacciner. Et on leur a fait un vaccin... Enfin je veux dire qu'on leur a injecté une dose de sédatif, pour les abrutir. C'est comme ça qu'on les endormait. [...] On a chargé ces subversifs dans l'avion comme des zombis. [...] La plupart des officiers de la marine on fait un vol. Tout le monde y participait à tour de rôle. Une sorte de communion. [...] Un acte suprême que l'on accomplissait pour notre patrie. [...] Les détenus n'avaient pas conscience qu'ils allaient mourir. Après le décollage, le médecin qui était à bord leur faisait une seconde injection, un calmant extrêmement puissant. Ils sombraient dans un sommeil profond. [...] Pendant qu'ils étaient inconscients, on les déshabillait, et quand l'avion se trouvait au large [...] on ouvrait la porte et on les jetait, nus, un par un. Entre quinze et vingt chaque mercredi. [...] Pendant deux ans.»Lois d'amnistie. A l'époque de ses confessions, Adolfo Scilingo ne risque rien, du moins dans son pays : après avoir jugé puis dans la foulée amnisté les trois généraux de la junte, l'Argentine a voté deux lois qui exemptent les militaires de toute responsabilité dans la répression (lois annulées en août 2003). De passage à Madrid en 1997, l'officier accepte même de témoigner devant Baltasar Garzón qui a ouvert une instruction suite à une plainte déposée par des syndicats de magistrats de gauche. «La seule façon de faire avancer l'enquête était de m'accuser moi-même : Garzón m'a alors dit qu'il enquêterait, ce qu'il n'a jamais vraiment fait», dit aujourd'hui Scilingo (1). Baltasar Garzón l'inculpe, lui retire son passeport. En mars 2001, il le place en détention préventive, quand l'ex-militaire retire ses déclarations et se décide à nier en bloc face au risque de lourde condamnation : «Je n'ai jamais participé à ces vols. Il n'y a aucune preuve. Et cette histoire de défense des disparus argentins est devenue un véritable négoce, c'est hallucinant de voir le nombre de gens qui en vivent.»Le procès, qui doit durer plus d'un mois, a été suspendu dès son ouverture. Adolfo Scilingo, qui ne reconnaît pas «ce tribunal illégal» et affirme être en grève de la faim, a refusé de répondre à la moindre question et même d'entrer dans la salle d'audience : en descendant du fourgon, simulant un évanouissement, il a dû être porté par des gardes civils. Pour Carlos Slepoy, l'un des avocats des parties civiles, Scilingo «joue la comédie en espérant une suspension du procès». Fin mars, après quatre ans de préventive, Scilingo devrait obligatoirement être remis en liberté. Les médecins pénitentiaires ont affirmé que l'ex-tortionnaire était parfaitement en état de comparaître. Le procès devrait reprendre lundi.
