Procès Un procès de lèse-majesté à double tranchant au Maroc Le procès pour atteinte à la monarchie de l'islamiste radicale Nadia Yassine a été reporté sine die par crainte d'attiser la colère de ses partisans. Devant le tribunal de première instance de Rabat, 400 islamistes étaient rassemblés, hier, derrière des cordons de policiers. Ils entendaient protester pacifiquement contre le procès intenté à Nadia Yassine, porte-parole officieux d'Al Adl Wal Ihssane ­ Justice et Bienfaisance, le parti islamiste le plus populaire du Maroc. A l'intérieur, devant une salle bondée, l'un des avocats de la fille de cheikh Yassine, le charismatique et très âgé chef de ce mouvement radical, interdit mais toléré, donnait d'emblée le ton. «C'est un procès politique», tonnait Me Jamaï en dénonçant «l'état de siège» créé par les policiers déployés autour du tribunal. Trois semaines plus tôt, le 2 juin, une interview choc de Nadia Yassine, publiée par Al Ousbouia Al Jadida, un hebdomadaire arabophone, avait mis fin au statu quo entre le Palais et Justice et Bienfaisance. La fille de cheikh Yassine, 41 ans, y faisait part de son penchant «personnel» pour un régime républicain de préférence à un «régime autocratique» qui n'est «pas fait pour le Maroc». Avançant que «le régime s'effondrera bientôt», la très médiatique Nadia ne faisait pas dans la dentelle, définissant la place qu'elle estime être celle de la Constitution : «la poubelle de l'Histoire». La riposte n'aura pas tardé : dès le lendemain, elle était convoquée à la police judiciaire, puis traduite en justice. Avec Adelaziz Koukasdu, le directeur d'Al Ousbouia Al Jadida, elle est passible de trois à cinq ans de prison et de 10 000 à 100 000 dirhams d'amende (900 à 9 000 euros) pour «atteinte à la monarchie». Intenté sur ordre du procureur du roi, son procès n'aura duré que quelques minutes. Dans une atmosphère houleuse, le président de la chambre criminelle l'a reporté à «une date ultérieure», mais sans préciser laquelle, signe sans doute de l'embarras des autorités face à un jugement qu'elles ont pourtant voulu. Haut risque. Ce procès marque en effet un face-à-face direct entre la monarchie et Al Adl Wal Ihssane, dont l'issue peut s'avérer à haut risque pour le royaume. Surtout au moment où celui-ci traverse une passe difficile. Rabat est en effet confronté au pourrissement du conflit du Sahara-Occidental, dans lequel le grand rival algérien soutient le Front Polisario, qui dispute depuis des décennies au Maroc cette zone riche en phosphates. Dans cette situation, le régime peut-il risquer de provoquer le courroux d'Al Adl Wal Ihssane ? D'autant que cette association qui n'a cessé de proclamer son rejet de la violence avait réussi une impressionnante démonstration de force le 28 novembre sous couvert de «soutien aux peuples palestinien et irakien». Sa présence quasi exclusive dans la rue avait alors montré que les partis politiques, y compris les islamistes légaux du PJD, ne pouvaient prétendre mobiliser les foules à l'instar de Justice et Bienfaisance. Cette manifestation fut un électrochoc politique : pour leur première sortie publique depuis les attentats kamikazes sanglants de Casablanca en 2003, les radicaux de cheikh Yassine confirmaient qu'ils demeuraient le mouvement le plus mobilisateur du pays. La sortie, cette fois médiatique, de Nadia Yassine, n'est sans doute pas innocente. Se sent-elle «couverte par Washington» comme l'écrit l'hebdomadaire d'opposition le Journal ? Son pavé dans la mare survient en tout cas après une visite aux Etats-Unis au cours de laquelle elle a donné une conférence à l'université de Berkeley. Reste à prouver que Washington allié traditionnel du Maroc mais qui, comme la France, est ultra-sensible aux sirènes du géant pétrolier et gazier algérien veut effectivement inciter Rabat à aller plus avant dans l'ouverture politique. En attendant, si nombre de journaux marocains sont très virulents à l'encontre de Nadia Yassine, accusée de créer un «climat d'instabilité», plusieurs voix se sont élevées pour défendre la «liberté d'expression». Et pas n'importe lesquelles. Ainsi, le prince Moulay Hichem, cousin germain de Mohammed VI dont les relations avec le Palais sont d'autant plus fraîches qu'il appelle à une réforme de la monarchie a-t-il assuré Nadia Yassine de son «entière solidarité». Au nom de cette même «liberté d'expression». Mais sans doute aussi parce qu'il estime «nécessaire l'intégration des islamistes dans le jeu politique». Martyre. Rabat va donc devoir jouer serré pour éviter que la traduction en justice de Nadia Yassine fasse boomerang. Une sentence sévère transformerait l'accusée en martyre de la liberté d'expression, situation inconfortable pour un régime qui se veut le plus ouvert du monde arabe. Mais surtout, elle risque de donner de la visibilité à un débat somme toute minoritaire : l'avenir de la monarchie. Cela ne serait pas pour déplaire à Al Adl Wal Ihssane qui n'a jamais fait mystère de son refus de reconnaître la Constitution marocaine et, partant, ses institutions.