Anniversaire Un an après le 11-Mars, l'Espagne est toujours en quête de vérité Les attaques terroristes, qui ont fait 191 morts à Madrid, ont provoqué une fracture politique qui empêche la société espagnole de panser ses blessures. Le pays a échappé à la dérive sécuritaire qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. La solidarité a permis d'éviter les dérapages racistes. Vendredi, l'Espagne commémore les attentats. L'Espagne s'est recueillie à midi pour cinq minutes dans le silence en souvenir des victimes.Madrid de notre envoyée spécialeUn petit vent froid balaye Madrid. Comme si le temps, maussade et gris, s'était volontairement mis à l'unisson du triste anniversaire que commémore vendredi la capitale espagnole. Le 11 mars 2004, peu après 7 h 30, des bombes explosaient dans trois trains de banlieue, qui se rendaient à la gare d'Atocha. Dans un enchevêtrement effroyable de tôles tordues et de corps calcinés, on dénombrait 191 morts et 1 900 blessés. Les Espagnols, pourtant préparés déjà, en trente-sept ans de menées terroristes de l'organisation séparatiste basque armée ETA aux horreurs des attentats, se découvraient un nouvel ennemi : le terrorisme islamiste. Et pour avoir tardé à l'annoncer, en dépit des signes évidents de l'enquête, en privilégiant une piste basque, plus "rentable" pour son gouvernement favorable à l'intervention américaine en Irak, José Maria Aznar, devait payer cher son erreur. Trois jours plus tard, aux élections, l'Espagne basculait dans le camp socialiste.Un an après, pareille blessure s'est-elle refermée ? Autour de la rotonde de la gare d'Atocha, au cœur de Madrid, vite transformée en sanctuaire au lendemain de la tuerie, il n'y a plus la moindre trace des milliers de bougies, accompagnées de messages et de fleurs, qui veillaient symboliquement les morts de la capitale. "Nous n'en pouvions plus ! Je pleurais sans arrêt, chaque jour, rien qu'en voyant tout cela. Il fallait bien sortir de tant de souffrance", confie, gênée, Juana Mendoza, une employée de la gare. Plus discrets, de grands écrans vidéo qui pourraient se confondre avec de banals panneaux publicitaires, ont remplacé les poignants autels improvisés. On peut y imprimer la marque de sa main et écrire un texte. "Nous n'oublierons pas ! ont écrit deux jeunes visiteurs romains : Nous étions tous ensemble dans ces trains...".De la vague d'émotion du début au deuil "institutionnel" du mobilier urbain, l'Espagne semble avoir fait du chemin. Les statistiques reconnaissent que seuls, 0,2 % des Espagnols sont encore "préoccupés par le problème du 11-Mars", mais en réalité, explique la psychologue Isabel Carrasco, "l'onde de choc des attentats n'a pas fini de se propager dans la société". Et cette jeune femme d'expliquer ces phobies "enkystées" dont souffrent ses patients : "Une odeur, un bruit fort, la vue même d'un bouton qui leur rappelle le vêtement d'un voisin mort dans le train, et ils entrent dans une crise de panique qui interdit à beaucoup, encore, de travailler. La société en apparence est rassérénée, mais le mal est profond".ANTIDOTE À LA PEURChacun l'exprime à sa manière. Il y a Gema, la rescapée andalouse aux tympans crevés qui, après un an de parcours administratif, ne comprend pas qu'on lui promette une indemnité "moins chère que l'argent dépensé en paperasses pour l'obtenir" ; Lorin, le Roumain qui a toujours un problème de cervicales et est obsédé par la nationalité espagnole qu'on lui a promise, mais qui "n'arrive pas" ; Ana, la secrétaire indemne qui, choquée, n'a pu parler pendant un mois ou encore Maria Angeles, la voisine de la gare d'El Pozzo, où l'on a retrouvé 72 morts, qui, accourue la première sur les lieux, rêve chaque nuit de victimes gémissantes...Dans son studio du vieux Madrid, le peintre Fernando Verdugo a réuni des amis autour d'un verre de vin. On discute du temps exécrable, des événements d'Irak qui le sont tout autant car le groupe, comme plus de 95 % des Espagnols, était opposé à la guerre, et bien sûr du 11-Mars. Pourquoi le peintre qui, deux fois jusque-là, a voulu "témoigner son rejet" en peignant des toiles figuratives dont l'une représente Franco durant une exécution et l'autre une allégorie de l'attaque des tours jumelles, à New York, n'a-t-il rien fait sur le 11-Mars ? "C'est encore trop fort, je ne peux pas exprimer l'indicible, répond-il, presque coupable, car ici la page n'est pas tournée." Et comme pour l'excuser, une amie, la romancière Lourdes Ortiz, ajoute : "L'Espagne n'a exorcisé ce double choc des attentats et de la manipulation d'Aznar qu'à travers la catharsis des élections. Nous avons voté pour nous "purifier", en changeant de gouvernement."Le vote, en somme, comme antidote à la peur du terrorisme. Car, contrairement aux Etats-Unis, après le 11-Septembre, l'Espagne a échappé à la toute dérive sécuritaire. Certains, comme le psychiatre Alberto Liria, l'expliquent par le fait que "les médias américains ont privilégié les photos des héros de la société civile aux propos plein de colère. Ce qui a converti la douleur en envie de revanche". Ici, un simple coup d'œil dans les rues suffit à le comprendre : l'Espagne ne se sent pas en guerre. "Nous vivons avec le terrorisme basque depuis les années 1960, commente Fernando Vallespin, directeur du Centre d'enquêtes sociologiques : à la fin du franquisme, nous avons construit la démocratie dans un rapport d'équilibre entre liberté et sécurité. Il n'était pas question de renoncer à une parcelle de notre nouvelle liberté, même si l'ETA était, alors, très forte." Le 11-Mars n'a-t-il rien changé ? "Non, conclut-il, ironique : le terrorisme islamiste nous a juste "normalisés", faisant de nous une cible de plus parmi les pays occidentaux."MAUVAISE CONSCIENCEC'est un petit café de Lavapies, le quartier arabisé de Madrid. On sert du thé et des gâteaux trop sucrés. Tout à côté, un groupe de Marocains impliqués dans les attentats a été arrêté. On aurait pu craindre des dérives racistes après le 11-Mars. "Au début, on restait profil bas", confie Ahmad, un voisin de table que ses amis espagnols ont baptisé "Alonso" pour mieux "l'intégrer". Parler de racisme et de xénophobie le gêne. Les yeux baissés, il fini par lâcher : "Nous aussi, les Marocains, on a eu trois morts dans les trains, dont une fillette, mais ce sont des victimes qui ont une tache originelle : appartenir à la race qui a tué..." Et de raconter que son cousin s'est fait cracher dessus dans le métro après l'attentat. "Depuis, dit-il encore, c'est fini ; simplement, on nous regarde avec plus d'attention, mais rien à voir avec ce qui s'est passé en Hollande, après l'assassinat du cinéaste Théo Van Gogh." L'imam Riay Tatary Bakry, le confirme : "La société espagnole a une maturité rare". Seul le représentant de l'Association des travailleurs marocains (Atime), Mostapha M'Rabet, a des doutes : "Les Espagnols interprètent l'attentat comme une "punition" envers la politique d'Aznar. Ils ont payé, c'est fini. C'est enfantin, cette rationalisation du terrorisme. Une façon de se rassurer et d'éviter un vrai débat sur l'islam et le fanatisme. Et sans débat, une étincelle peut toujours aviver une flamme raciste un jour."Pourtant dans tout ce non-dit, le pire, pour les victimes, c'est de ne pouvoir écrire le mot "fin". La commission parlementaire chargée d'établir la "vérité officielle" sur les attentats s'est enlisée dans les querelles partisanes et, faute de vérité consensuelle, les victimes ne trouvent pas la sérénité. Au Cercle des beaux-arts, haut lieu du Madrid intellectuel, une femme aux yeux tristes annonce un concert de solidarité avec les victimes. Elle s'appelle Pilar Manjon. Son fils Daniel aurait eu 21 ans s'il n'avait pas pris le train le 11 mars 2004. Pilar est devenue un symbole : celui de la mauvaise conscience de la classe politique, à qui elle a expliqué, au Parlement : "Pour vous, tout est fait de politique, messieurs les députés. En dehors de ce bâtiment il y a aussi de l'air pur et de la lumière..." Son discours est dans toutes les librairies, mais Pilar attend toujours les réponses à ses questions. "Les victimes ne sont pas des bannières politiques, mais un symbole d'unité, confie-t-elle, avant d'ajouter : Les Espagnols méritent un autre comportement !"Aussi, le 11 mars, les victimes resteront-elles cloîtrées chez elles ? "Que pourrait-on célébrer ?" dit Agustin, président d'une association de quartier d'El Pozo, qui se bat pour qu'au moins "on élève un petit monument contre l'oubli", une fontaine peut-être. Et Inès, la conseillère de mairie, de répondre : "Ce que l'on peut célébrer ? Mais la solidarité ! C'était incroyable : il a fallu arrêter les volontaires, il y en avait trop ! S'il n'y a qu'un mot à dire, c'est : "Bravo l'Espagne !""Marie-Claude DecampsUn congrès antiterroriste à MadridUn congrès international sur le terrorisme, organisé par une association privée, le Club de Madrid, qui regroupe d'anciens chefs d'Etat et de gouvernement, s'est ouvert dans la capitale espagnole, mardi 8 mars, à la veille des commémorations des attentats du 11 mars 2004. Deux cents conférenciers venus de 52 pays et de nombreuses personnalités politiques doivent débattre, sous haute surveillance et à huis clos, pendant trois jours. Le congrès doit se terminer le 10 mars. Selon ses organisateurs, le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, devrait présenter, dans son discours de clôture, une stratégie internationale contre le terrorisme. Plusieurs des chefs d'Etat ou de gouvernement présents participeront sans doute à l'hommage aux victimes organisé par la mairie de Madrid, dans le parc du Retiro, où ont été plantés 192 cyprès. Mais il n'y aura aucun discours : toutes les manifestations seront marquées par la sobriété. Le 11 mars a été décrété jour de deuil national et cinq minutes de silence seront respectées, à midi, dans toute l'Espagne.
