Mort de Suicide

Mort Suicide de l'intellectuel Boris Fraenkel, l'homme qui a révélé le passé trotskiste de Lionel Jospin L'intellectuel et figure du trotskysme européen, Boris Fraenkel, s'est suicidé à l'âge de 85 ans en se jetant d'un pont sur la Seine à Paris dimanche 23 avril. La nouvelle n'a été révélée que lundi 1er mai par sa famille. Né à Dantzig (actuelle Gdansk) en 1921, il est arrivé en 1938 en France, où il a introduit le philosophe américain Herbert Marcuse dont il a traduit (avec Jean Nény) "Eros et civilisation" en 1966, ainsi que le psychanalyste américain Wilhelm Reich. Il a également traduit des oeuvres de Lukacs et Trotski. Animateur de la revue Partisans éditée par François Maspero, il fonda l'OCI (Organisation communiste internationale, trotskyste), ancêtre du Parti des travailleurs (PT) avec Pierre Boussel (alias Lambert) et dont il fut exclu à la fin des années 60. Il avait révélé dès 1997 l'appartenance de Lionel Jospin pendant plusieurs années à l'OCI, ce que le dirigeant socialiste avait dans un premier temps démenti. "On m'a souvent demandé pour quelles raisons, j'avais tenu à faire connaître ce passé-là de Jospin. Tout simplement parce que j'estime que le trotskysme n'est pas une maladie honteuse. Je crois bien que j'ignorais alors que Jospin cachait cette période de sa vie. Je supposais encore moins qu'il était resté si longtemps en contact avec Lambert, n'ayant plus eu le moindre rapport avec lui depuis 1966", expliquait Boris Fraenkel dans ses mémoires "Profession révolutionnaire" (Editions du bord de l'eau, 2004). Ci-suit, le portrait de Boris Fraenkel publié par Le Monde (6 juin 2001) sous le titre "Boris Fraenkel, un militant trotskiste inclassable" Boris Fraenkel, un militant trotskiste inclassable Il a étiqueté sa vie de révolutionnaire par thème, sur des étagères, dans son pavillon-capharnaüm de Montreuil plein de livres et de poussière. Quatre-vingts années bien remplies, qui valent à Boris Fraenkel d'être lui-même bien classé, cote KV 905, sur les rayonnages de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC) de Nanterre. Un film de cinquante-deux minutes, réalisé l'an passé, des bobines de rushes, et dix heures d'enregistrements audio... C'est que ce grand gaillard aux lunettes épaisses a traversé l'Europe, de Dantzig à la France. Fils d'un menchevik russe déporté en Sibérie, il a aussi parcouru le siècle et le mouvement trotskiste. Mais au passage, pour l'Histoire, l'homme a aussi raconté aux universitaires de Paris-X qu'il fut le "cornac" d'un jeune homme devenu premier ministre : Lionel Jospin. Boris Fraenkel répète volontiers, avec le même accent allemand, l'aventure de sa vie. Elle commence, fragile, quelque part aux confins de l'Allemagne et de la Pologne, comme celle du Tambour de Günter Grass : "Il était dans le même lycée que moi, quelques classes en dessous", dit-il. Longtemps "seul juif de [sa] classe et finalement assez fier d'être loin des nazis." Le jour de sa bar-mitsvah, il envoie promener la synagogue et s'engage dans le mouvement de jeunesse de gauche Habonim. Ses premiers rêves naissent là. A dix-sept ans, il part à Nancy commencer des études à l'Institut d'études agronomiques, dans l'idée de gagner ensuite la Palestine. Mais les quotas anglais ruinent son rêve sioniste. Il reste en Europe, échappe de justesse à une rafle à Grenoble, s'enfuit en Suisse, où on le place dans un camp d'internement "plein de juifs de gauche". Son "université", comme il dit : ses compagnons sont le romancier et philosophe Manes Sperber, le futur spécialiste de Racine, Lucien Goldmann, ou Aby Wieviorka, grand traducteur de yiddish à Paris. C'est là qu'il se tourne vers le trotskisme. Boris Fraenkel est d'abord un intellectuel, amoureux de musique et d'art religieux, jamais en retard d'une discussion - qu'il ne veut jamais terminer, aujourd'hui encore, sans faire admettre qu'il a raison. Parce qu'il faut quand même vivre, il collectionne quelques "petits boulots". A Paris, il devient le secrétaire du peintre Sonia Delaunay, puis animateur des Cemea (Centres d'éducation pédagogiques), où il rencontre des militants de l'Ecole émancipée, comme sa compagne, Denise Salomon. Favorable à "l'exercice libre de la sexualité", lui-même bisexuel déclaré, il découvre l'oeuvre de Wilhelm Reich et la fait connaître. Jean-Marie Bröhm, aujourd'hui professeur de sociologie à l'université Montpellier-III, traduit avec lui La Lutte sexuelle des jeunes en 1966, ouvrage publié par François Maspero. Fraenkel se charge de le vulgariser : il distribue des tracts, réunit des conférences à Nanterre et rédige pour la revue Partisans un article qui fait son effet, "Sexualité et répression". Il décide de traduire en français Eros et civilisation, de son ami Herbert Marcuse. "Sans forfanterie, je suis un peu le père de mai 68", répète-t-il. Au fond, Boris Fraenkel se serait bien contenté d'être ce trotskiste "désorganisé". Mais quand, en 1958, le général de Gaulle revenu au pouvoir s'attaque aux institutions, il se sent obligé de reprendre du service : "Dans mes schémas, j'étais convaincu que la France allait vers une dictature militaro-policière." Avec quelques amis, il fait un bref tour d'horizon du magasin trotskiste. Le "groupe Frank" est encore plus microscopique que celui de Pierre Lambert, qui compte alors 52 membres officiels. Avec sa compagne et deux élèves à l'Ecole normale d'éducation physique, il choisit le second. Pierre Lambert apprécie cet homme pédagogue au charisme indiscutable, ce drôle de Socrate qu'il trouve un peu "prussien" mais qui fait un malheur à l'Ensep. "C'était un mage", confirme son ancien élève, Jean-Marie Bröhm. UN "GARÇON CHARMANT" C'est quelques années plus tard que Fraenkel fait la connaissance de Lionel Jospin. Un jour, Robert Lacondemine, l'instituteur qui dirige la cellule de Dugny où se trouvent Boris et Denise, mais aussi Pierre Broué, le futur historien du trotskisme, revient d'un mariage en Bourgogne. "J'ai rencontré un jeune intello qui m'a l'air bien et qui rentre à l'ENA", explique-t-il à Fraenkel. Ce dernier se range vite au diagnostic de Lacondemine. "Je lui explique : "Je suis en train d'attraper quelqu'un de l'ENA". Je lui propose que cela reste caché : c'est normal quand on veut servir d'agent de renseignement au plus haut niveau de l'appareil d'Etat. Lorsque je recrute Jospin, seuls Lambert et moi le connaissons dans l'organisation. Je pense même que tant que j'ai été dans le circuit il n'a pas vu Lambert." Denise Fraenkel-Salomon confirme : "J'ai l'impression que c'est Boris qui s'est occupé tout seul de Jospin." Cette infatigable militante, institutrice exclue du PCF, entraînée à l'OCI, se souvient de ce "garçon charmant" qui venait régulièrement dîner chez eux à Montreuil. "C'était un enfant de la maison", raconte-t-elle. "Il a même passé une nuit ici", ajoute Boris en montrant le petit lit de l'une des deux pièces du pavillon où il vit seul aujourd'hui. Fraenkel se rappelle aussi avoir acheté un pantalon rose en solde en compagnie de Lionel Jospin, "dans le magasin hommes du Printemps, près de la gare Saint-Lazare". Boris Fraenkel se souvient aussi de la fin de la scolarité du jeune énarque, en 1965. "On a discuté sur ce qu'il devait faire. je lui ai dit pourquoi il devait choisir le Quai d'Orsay. Je me disais : "personne ne le soupçonnera"." M. Jospin entre aux affaires étrangères, où il est affecté à la direction des affaires économiques. De cette année-là, Boris Fraenkel a gardé une carte postale postée le 18 avril de Côte d'Ivoire. "Cher B., chère Denise, ne trouvez-vous pas que ce masque évoque les coqs portugais ?", écrit l'auteur derrière un masque africain. Depuis, M. Jospin n'a plus jamais écrit à ses "chers B. et Denise". Il ne s'est plus manifesté, même lorsque Boris fut expulsé en Allemagne, le 9 juin 1968, puis assigné à résidence de longs mois par le pouvoir gaulliste à Vitrac et où, pour hâter sa sortie, Denise l'épousa, le 25 décembre 1969, avant de se séparer. "On a reçu des coups de téléphone de Sperber, de Vidal-Naquet, de la LCR, de Maspero, mais pas de lui, dit-elle, et c'est ça qui a fait mal à Boris." A peine si elle "regrette" de ne pas avoir écrit au ministre de l'éducation nationale Lionel Jospin lorsqu'elle travaillait au collège Jean-Baptiste- Poquelin, à Paris, où elle se battait pour ses élèves malentendants : "J'ai respecté cette idée - bête - qu'on ne confond pas la vie militante et la vie privée", dit-elle. Boris, lui, dit avoir envoyé une carte au domicile du nouveau premier secrétaire du PS, en 1981 : "Quelque chose comme : "Bravo, j'aurais fait la même chose"." Lui ne "lui pardonnera jamais" son silence, en 1966 puis en 1968 : "C'était un homme de qualité. Nous avions des rapports vraiment exceptionnels." Pour le reste... "C'est idiot de mentir. Le trotskisme, c'est quand même pas la syphilis. Il a tout refoulé. Pour lui, ça n'a pas eu lieu."