Mort de Simon Nora

Mort Simon Nora, grand modernisateur des années 1950-1980 Simon Nora, mort dimanche 5 mars, à Paris, à l'âge de 85 ans, était l'un de ces modernisateurs qui ont contribué à sortir la France de l'état dans lequel l'avaient laissée la défaite et l'Occupation et à l'entraîner vers l'ouverture européenne et mondiale des années 1990. Evoquer son parcours, c'est revisiter un paysage politique et intellectuel qui reste la toile de fond des débats d'aujourd'hui sur l'exception et le déclin français. Du cabinet de Pierre Mendès France, en 1954, à celui de Jacques Chaban-Delmas en 1969 et à la direction de l'Ecole nationale d'administration en 1982, en passant par la direction générale du groupe Hachette, Simon Nora incarnait l'élite d'Etat à la française. Plus qu'un exemple, il en était un modèle. Son nom est attaché à des enquêtes et à des rapports qui ont fait date dans la prise de conscience des retards à rattraper et des défis à relever. Le premier, remis en 1967 à Georges Pompidou, alors chef du gouvernement, portait sur la gestion des entreprises publiques. Il était resté secret, car le pouvoir en place jugeait périlleux de faire savoir qu'il envisageait d'imposer au secteur public une gestion plus économe de l'argent des contribuables. Il avait fallu attendre septembre 1968 pour qu'il soit diffusé partiellement par le gouvernement gaulliste d'après les événements de mai-juin, dans le souci de préparer l'opinion à davantage de rigueur. Parmi les orientations que recommandait le rapport figurait celle de "restituer aux entreprises publiques une mission conforme à leur nature d'entreprise - tirer le meilleur parti possible leur actif et de leur marché - et une autonomie qui leur est indispensable pour s'acquitter de cette mission". Ces lignes ont été pour des années la charte officielle, très partiellement respectée, du secteur public et nationalisé. En 1976, Simon Nora a été l'auteur, avec Bertrand Eveno, jeune inspecteur des finances, d'un rapport qui n'a pas eu le même retentissement, mais qui portait sur un domaine également important. Il s'agissait de la politique du logement et, plus précisément, de l'état du logement ancien. Il évaluait à 16 millions le nombre de personnes vivant dans des logements dépourvus d'un équipement sanitaire minimal. C'était le cas, notamment, de 59 % des logements parisiens. Les rapporteurs préconisaient de laisser le marché mettre en concurrence les loyers et les charges d'accession à la propriété, et de remplacer les aides "à la pierre" par des aides aux personnes. Là encore, c'est ce qui a fini par se faire, même si les loyers sont toujours encadrés en Ile-de-France et dans plusieurs grandes villes. Deux ans plus tard, Simon Nora mène une énorme enquête qui aboutit au rapport sur "l'informatisation de la société". Cette somme, qui a fait travailler cent personnes, est à la fois un état des lieux et un guide de la machinerie encore nouvelle qui commence à pénétrer l'univers professionnel des Français. Avec Alain Minc, jeune inspecteur des finances déjà repéré pour sa vivacité d'esprit, Simon Nora rend les mystères et les enjeux de l'informatique accessibles à tous. Edité en poche, le livre s'est vendu à des centaines de milliers d'exemplaires, se souvient Alain Minc, aujourd'hui président d'AM Conseil et du conseil de surveillance du Monde. Le rapport a imposé un mot, la télématique - contraction de télécommunications et d'informatique - et servi de rampe de lancement au Minitel, réseau et terminal inventé par la direction générale des télécommunications (futur France Télécom) et qui ont connu un grand succès avant d'être évincés par Internet dans les années 1990. Né dans la bourgeoisie juive parisienne de gauche, le 21 février 1921, Simon Nora a terminé ses études secondaires et commencé des études de droit dans l'Isère. Selon son frère, l'historien Pierre Nora, il a rejoint la Résistance en 1942, d'abord dans le Jura, puis dans le Vercors, dont il a accompagné l'un des chefs, l'écrivain Jean Prévost, jusqu'aux derniers jours du combat désespéré des maquisards contre les nazis en juillet 1944. Entré à l'ENA dans la première promotion de cette école créée en 1945 par Charles de Gaulle, il en est sorti dans la "botte" et a choisi l'inspection des finances. En 1952, il est devenu secrétaire général de la commission des comptes de la nation, présidée par Pierre Mendès France. A cette époque, il se définit en plaisantant comme un marxiste "boukharinien", du nom de Boukharine, opposant à Staline assassiné en 1938. Il n'a jamais été attiré par le Parti communiste, mais se flatte d'être l'un des rares économistes de sa génération à avoir vraiment lu Marx. Bien que conseiller technique, un temps, au cabinet du libéral Edgar Faure, il se reconnaît plutôt dans le dirigisme éclairé de Mendès France. Il participe à la création de L'Express, hebdomadaire créé en 1953 pour soutenir la candidature du député radical de l'Eure à la présidence du conseil. Pendant les sept mois que dure le gouvernement Mendès France, en 1954-1955, Simon Nora est dans le premier cercle de son brain-trust, groupe d'experts inspiré par la méthode de Roosevelt, aux Etats-Unis, vingt ans auparavant. Cette expérience a été fondatrice pour Simon Nora. Après le retour de De Gaulle et l'avènement de la Ve République, il a subi l'exil intérieur de la "diaspora" mendésiste, retournée dans ses corps d'origine et réfugiée au club Jean-Moulin, l'un des cénacles qui se vouaient à moderniser la gauche. Sa pénitence a pris fin quand Pompidou l'a chargé de diriger un groupe de travail sur les entreprises publiques et lui a confié, aussi, la coordination du développement du procédé Secam, le modèle français de télévision en couleur. C'est auprès de Jacques Chaban-Delmas, premier ministre de Pompidou élu président en 1969, qu'il a retrouvé un rôle d'éminence grise. Il dirigeait en fait le cabinet officieux, dont Jacques Delors et lui étaient les principaux cerveaux et où l'on rencontrait d'autres anciens collaborateurs de Mendès France comme Yves Cannac. Simon Nora et Jacques Delors étaient les bêtes noires de deux influents conseillers de Pompidou, Marie-France Garaud et Pierre Juillet, et de leur protégé, un certain Jacques Chirac. En 1971, Simon Nora a quitté Matignon, pour prendre la direction générale du groupe Hachette, où il a organisé le lancement, l'année suivante, de l'hebdomadaire Le Point. Toujours "à droite de la gauche ou à gauche de la droite", il disait préférer la seconde situation "parce que les gens de droite vous parlent plus poliment". Il n'a jamais été ministre, et la gauche a estimé l'utiliser au mieux en lui confiant l'ENA. En 1986, il a rejoint la banque d'investissement américaine Shearson Lehman Brothers. Incorrigible centriste, Simon Nora était de ces esprits qui influencent le pouvoir, mais n'ont pas le goût de le conquérir.