Procès Premier procès des éthers de glycol, solvants toxiques pour l'homme Pour la première fois, une ouvrière qui a donné naissance en 1992 à une fillette gravement handicapée assigne son ancien employeur et les fabricants de solvants devant le tribunal de grande instance de Paris. En dépit des risques, plusieurs de ces produits restent autorisés dans l'industrie. Depuis la naissance de sa fille, Roxane, elle cherche à connaître la vérité. Ancienne ouvrière dans une petite entreprise de sérigraphie des Pyrénées-Atlantiques où elle manipulait des solvants, Claire Naud a accouché, en 1992, d'une enfant présentant une encéphalopathie d'origine indéterminée, entraînant un retard mental et psychomoteur très important. Après des années d'incertitude sur l'origine du handicap de sa fille, Mme Naud est aujourd'hui convaincue qu'il provient de son exposition, pendant sa grossesse, aux éthers de glycol contenus dans les solvants qu'elle manipulait. Lundi 3 janvier, elle entendait demander la reconnaissance de son préjudice en assignant respectivement son ancien employeur et les fabricants de solvants devant le tribunal de grande instance de Paris : c'est la première fois que la justice est saisie d'une affaire de contamination environnementale impliquant les éthers de glycol. Substances chimiques présentes dans de nombreux produits de la vie courante (peintures, vernis, produits d'entretien ou de cosmétiques), les éthers de glycol sont partagés en deux catégories, la série E, éminemment toxique, notamment par inhalation et contact avec la peau, et la série P, jugée inoffensive. Les éthers de la série E, aujourd'hui interdits, ont notamment été reconnus comme reprotoxiques, c'est-à-dire qu'ils induisent un risque pour la reproduction de l'homme. Ce sont ces éthers, dérivés d'éthylène de glycol, qu'utilisait, jusqu'en 1995, la société Sérigraphie Aquitaine Flocage (SAF), où était employée Claire Naud. Ils entraient ainsi dans la composition de l'encre d'imprimerie qu'elle manipulait et dans les solvants qu'elle utilisait, notamment pour se nettoyer les mains à plusieurs reprises dans la journée. RETARD PSYCHOMOTEUR Lorsqu'elle apprend qu'elle est enceinte, fin 1991, Mme Naud, qui ignore tout, à l'époque, des éthers de glycol, a l'intuition que les produits qu'elle utilise pourraient être dangereux pour l'enfant qu'elle porte. C'est donc spontanément qu'elle se rend chez le médecin du travail pour lui demander conseil. Le praticien adresse alors une mise en garde à son employeur, aux termes particulièrement ambigus : "L'idéal est bien entendu un poste avec utilisation d'encre sans solvant, mais cela n'est certainement pas possible compte tenu des impératifs de production", écrit le médecin, le 17 janvier 1992. A la suite de ce courrier, Claire Naud sera maintenue au poste qu'elle occupait sans qu'aucun aménagement lui soit proposé pour la soustraire aux émanations toxiques. Elle est mise en congé maternité au bout de son cinquième mois de grossesse : des examens ont prouvé que le fœtus ne se développait pas normalement. Le 17 août 1992, Mme Naud donne naissance à Roxane, un bébé atteint de graves malformations : l'enfant présente un retard psychomoteur sévère dû à d'importantes lésions cérébrales, fait des crises d'épilepsie et souffre d'anorexie. Actuellement, la petite fille, âgée de 12 ans, ne parle ni ne marche. Depuis sa naissance, les spécialistes ont recensé toutes les causes connues d'encéphalopathie, sans succès : des examens ont prouvé qu'il ne s'agit ni d'une anomalie chromosomique, ni d'une atteinte infectieuse ou métabolique pendant la grossesse. "Il y a eu manifestement une agression anténatale, note un médecin qui a examiné la petite Roxane. Il s'agit d'une pathologie accidentelle et non génétique." Pour les spécialistes, tout concourt à faire penser que le handicap de Roxane a une origine toxique exogène, d'autant que, depuis cette naissance, Mme Naud a eu deux enfants dans des conditions normales :"L'exposition aux éthers de glycol de la mère au cours des premiers mois de grossesse apparaît comme la seule explication à l'encéphalopathie de l'enfant, compte tenu des connaissances acquises", écrivent ainsi ses avocats, Mes Jean-Paul Teissonnière et Sylvie Topaloff, dans leurs conclusions au tribunal. Pour les avocats, l'employeur de Claire Naud et, plus encore, les fabricants de solvants utilisant des éthers de glycol ne pouvaient ignorer les effets tératogènes (susceptibles de créer des malformations de l'embryon) de ces substances chimiques. Dès 1979, une équipe japonaise a ainsi montré les effets délétères sur le développement des embryons de plusieurs espèces animales après exposition des mères aux éthers de glycol. "RISQUES BANALISÉS" Ces résultats ont été corroborés par plusieurs autres travaux, publiés dans les années 1980, qui considèrent comme fondée l'extrapolation à l'homme des données de l'expérimentation animale. Selon les avocats de Mme Naud, "c'est donc à cette époque l'industrie chimique tout entière qui a pris conscience de l'importance des risques et de la nécessité de procéder à des substitutions de produits ou à des mesures de protection contre le risque reprotoxique". Pourtant, l'examen des fiches de sécurité communiquées en 1995 (et non en 1987, comme un décret les y obligeait) par les fabricants de solvants à la société SAF révèle que "les effets tératogènes de leurs produits étaient ignorés et les risques en quelque sorte banalisés". Bien que Claire Naud ait pressenti le danger pour son enfant à naître, "aucune information sur le risque n'a donc été faite par l'employeur pour qu'elle ne s'expose pas pendant sa grossesse au contact avec l'éther de glycol", résument Mes Teissonnière et Topaloff. Plus de dix ans après les faits, les intuitions de Claire Naud se sont transformées en certitudes. La mère de Roxane, qui a quitté son ancienne société en 2000, après avoir découvert la nature des produits qu'elle manipulait, attend de la justice la reconnaissance du préjudice de son enfant. "Il fallait que je fasse quelque chose pour ma fille, pour que la dangerosité des éthers de glycol soit enfin reconnue", explique-t-elle. D'autant que ce genre de dossiers pourrait se multiplier. "Cette affaire pose en filigrane la question des futures contaminations environnementales, comme la pollution ou les dioxines, estime Me Teissonnière. Au travers des éthers de glycol, l'enjeu est de savoir si la justice sera capable de répondre aux risques sanitaires induits par les technologies modernes." Cécile Prieur Quarante dérivés, des toxicités très diverses Propriétés. Les éthers de glycol sont des solvants aux propriétés remarquables. Miscibles dans l'eau et les graisses, ils sont peu volatils et odorants. Il existe près d'une quarantaine de dérivés possédant des propriétés toxicologiques très diverses. On les répartit généralement en deux séries : la série E, comportant les dérivés de l'éthylène glycol - les plus dangereux -, et la série P, comportant les dérivés du propylène glycol. Réglementation. Les éthers de glycol les plus toxiques, contenant 0,5 % ou plus de substances classées reprotoxiques de catégorie 1 ou 2 sont interdites à la vente au consommateur depuis 1994. Les autres préparations doivent présenter un étiquetage informant de leur toxicité. Depuis 2001, les éthers de glycol les plus dangereux font l'objet d'une réglementation spécifique en milieu professionnel : obligation de substitution par un produit non dangereux ou moins dangereux ; organisation d'un suivi médical renforcé des travailleurs avec traçabilité des expositions ; interdiction d'exposer des femmes enceintes ou allaitantes aux agents toxiques pour la reproduction.