Exposition PhotographieLes clins d'œil de William KleinA l'occasion de la rétrospective que lui consacre Beaubourg à partir de demain, le photographe revisite son oeuvre.«J'ai commencé la photo au début des années 50, à Paris. De la photo abstraite. Et j'étais à l'époque peintre, un peintre abstrait.Sur le même sujetKlein en 12 datesLes clins d'oeil de william kleinLe dynamisme d'un ogre passé en revue à BeaubourgL'hypervisible«Je suis arrivé à Paris en 1948, revenant d'Allemagne où j'avais fait mon service militaire et où je dessinais des caricatures pour le journal des armées Stars And Stripes. On m'a ensuite donné la mission de surveiller les historiens d'art allemands. J'ai ainsi découvert la Pinacothèque de Munich, avec les Aveugles de Bruegel.Démobilisé, j'ai reçu une bourse et je suis allé à Paris, aux Beaux-Arts. J'ai travaillé dans l'atelier d'André Lhote et celui de Fernand Léger.La peinture et Fernand Léger«Léger était un type fantastique qui nous exhortait à entreprendre, à ne pas nous laisser impressionner. Et qui nous parlait avec naturel et profondeur de Piero Della Francesca. Il nous éblouissait. Il nous accusait aussi de n'être que des petits-bourgeois qui veulent trouver une galerie pour être tranquilles. "Le moindre peintre de toiles de cinéma [à cette époque, les frontons des salles de cinéma étaient souvent ornés de toiles peintes annonçant les films, ndlr] est plus utile que vous, nous lançait-il. Pensez à Cimabue, à Masaccio, aux grands peintres italiens qui vivaient dans la cité." Nous qui nous voyions déjà artistes, satisfaits et solitaires... Il nous remettait la tête à l'endroit.«En peinture aussi je voulais faire neuf. Chez Léger, j'étais anti-Léger. La représentation, le figuratif, je voulais m'en débarrasser. Je suis allé voir De Staël, Mondrian, Max Bill. Je voulais tuer le père. C'était sans doute un sentiment enraciné très profond en moi.»Le Paris des années 50«Très vite, nous nous sommes aperçus que le Paris des années 50 n'était pas celui des années 20. Celui de la génération perdue, le "Paris est une fête" d'Hemingway ou de Scott Fitzgerald. Même celui d'Henry Miller avait disparu. Tout était plus figé.«Le Paris que nous avons connu était celui de Bernard Buffet. C'était d'ailleurs sa bonne période. Je me souviens d'un tableau de lui que je trouvais pas mal, mais où tout le monde avait l'air de sortir de Buchenwald. Il n'y en avait que pour lui à cette époque, alors que moi je rêvais de Picasso et de Giacometti...«Habiter et avoir un atelier à Saint-Germain était impensable pour moi. J'ai trouvé un six pièces à La Garenne-Colombes. Autant dire que je ne passais pas mes soirées au Tabou [célèbre cabaret de l'époque où se rencontraient les existentialistes et la fine fleur de Saint-Germain, ndlr].«Je connaissais les grands photographes. Walker Evans. Et j'aimais aussi la peinture de Mondrian. J'ai imaginé faire bouger mes peintures et examiner ce mouvement à la chambre noire. Des images très abstraites. J'en ai fait des photos que j'ai fait développer et agrandir à ma façon. A cette époque, l'art me semblait pluridisciplinaire, je ne séparais pas la peinture et la photo.»Le Bauhaus«J'avais une passion pour le Bauhaus, pour leur travail multiple sur le design, l'architecture, la typographie, la photo et la peinture. Ils voulaient révolutionner l'art en diversifiant les approches. C'était aussi mon ambition. Mais à Paris, à l'époque, ce qui n'était pas de la peinture était méprisé.«Dans la peinture, je me suis vite senti à l'étroit. Au fond, j'avais la nostalgie de l'impressionnisme, des peintres qui allaient à Nogent planter leur chevalet devant des gens réels et les peignaient. Mon rêve, c'était d'être Cézanne...«Au Bauhaus, il y avait de vrais artistes. Klee, Kandinsky... Et des architectes. Leurs travaux ont influencé des tas de gens. Des cinéastes, Renoir, Stroheim. Des photographes, Kertész... J'avais fréquenté tous ces gens, du moins leurs oeuvres, quand j'avais 14 ans à New York, au Moma...»New York«En France, à cette époque, la photographie était anecdotique et sentimentale. Il n'y avait pas d'expérimentation comme il en existait dans les autres arts. Je connaissais le travail de Walker Evans et je préférais ses photos à celles de Cartier-Bresson ou Doisneau. Je trouvais les courants dominants de la photo trop académiques, statiques.«J'avais été élevé en lisant Dos Passos et je rêvais de parler de l'Amérique comme lui, ou comme Upton Sinclair. Je nourrissais aussi une nostalgie à la Thomas Wolfe pour l'Amérique dans ce qu'elle a de différent de l'Europe. L'Amérique où l'on entend un train passer dans la nuit. La photo, avec ses tas de traditions différentes (le portrait, la mode, la photo d'actualité, les paysages et même la photo sociologique), me paraissait le bon médium.«J'ai fait mon premier voyage à travers l'Amérique après l'armée. Envoyé par Alexander Liberman, le directeur artistique de Vogue, qui cherchait de nouveaux talents. Et pouvait les faire vivre. C'est ce type qui a financé Irving Penn pendant cinquante ans. J'étais excité par mon défi. J'allais voir ce dont j'étais capable.«New York avait des comptes à me rendre. La ville m'avait toujours paru moche et inconfortable. Mes souvenirs étaient gris. Mon père ressemblait au personnage de Mort d'un commis voyageur d'Arthur Miller, c'était un petit employé sans vision avec qui j'ai peut-être échangé dix mots dans ma vie. Un raté. Dans la famille, il y avait des oncles qui avaient réussi et étaient devenus riches. Pas lui...«Quand je me suis retrouvé à New York, à 25 ans (1954), je me suis tout de suite senti bien. Je pouvais déchiffrer ces paysages composites comme un Européen ne le peut pas. Je connaissais le sens des publicités à double détente. J'étais sensible à tel détail. Tiens, au coin en bas à droite, on lit "Fight the Communism". Je trouvais ça grotesque, je l'ai coincé dans la photo. Nous étions en pleine guerre froide et les Etats-Unis n'étaient pas étouffés par le bon sens.»Rome«Deux années passent. J'étais un groupie de Fellini. Il présentait I Vitelloni à Paris. Je savais qu'il logeait à l'hôtel Raphaël. Je l'appelle, il me répond : "J'ai justement votre livre New York devant les yeux, pourquoi ne viendriez-vous pas à Rome travailler sur mon prochain film ? Vous serez mon assistant. Que devrais-je faire ? Quand je tombe malade vous tournez les scènes à ma place..."«Je suis allé à Rome, j'ai rencontré Ennio Flaiano [grand écrivain, scénariste des premiers films de Fellini, ndlr]. Le film a été retardé. Giulietta Masina était malade, puis le père de Fellini est mort. J'ai traîné dans Rome. 1956, c'était une autre époque. Nous sommes allés jusqu'aux plages d'Ostie. Il y a ces gens qui prennent la pose...»Moscou«Je ne pouvais pas aller à Moscou en touriste. C'était la guerre froide (1959-1960). Faire un bouquin en revanche me permettait de passer les frontières. Je pensais qu'il était difficile de photographier les Russes. En fait la photo était tellement rare à l'époque qu'ils ont pris ça avec bonhomie.«Je ne connaissais rien à la Russie. Que les romans de Dostoïevski, Tolstoï, Gorki, les nouvelles de Pouchkine...«J'ai éprouvé une grande tendresse pour les Russes. Ils m'ont ému par leur gentillesse et par la façon dont ils vivaient. Et puis, dans les rues de Moscou, il se passait toujours quelque chose. J'ai reconnu parfois des scènes de Tchekhov.«Je n'ai eu un problème qu'une fois. J'étais devant une rue très typique. "Pourquoi photographiez-vous cette vieille rue ?" me lance quelqu'un. "Parce que c'est beau." "Vous êtes américain, vous voulez nous rendre ridicules", me lâche alors mon interlocuteur...»Tokyo«Je suis parti (en 1961) en me disant que j'en avais marre de la photo contrastée. Je voulais faire de la photo zen. J'ai rencontré des danseurs de buto, et avec eux j'ai fait quelques-uns de mes clichés japonais les plus célèbres. »Paris«Avec un oeil nouveau, exercé à New York, j'ai été fasciné de retrouver Paris par le mélange, la combinaison typo-photo-peinture.«Pendant l'enterrement de Thorez, je n'en croyais mes yeux. Chaque groupe que je découvrais était émouvant. C'était un casting incroyable. J'ai fait aussi les obsèques de De Gaulle, celles de Tino Rossi. A chaque fois, j'y ai rencontré des gens étonnants.«Ce qui m'amuse à Paris, c'est son caractère vraiment cosmopolite. Je me suis toujours senti solidaire des groupes minoritaires, que ce soient les gays, les Chinois ou les anars...Le cinéma«Quand j'ai tourné Polly Maggoo, puis Loin du Vietnam, qui étaient deux films fauchés, Alex Liberman de Vogue, qui m'a beaucoup aidé, a voulu me parler. "Vous faites du cinéma, m'a dit cet Américain pur jus. Vous allez donc gagner beaucoup d'argent, vous n'avez plus besoin de moi..." Et il a rompu le contrat tacite qui me liait à lui et à Vogue.«J'ai tourné Muhammad Ali The Greatest à partir de 1969 pour répondre aux critiques qui disaient que je ne montrais de New York que la 42e rue. C'était une autre époque. Imaginez-vous qu'en ces temps-là je me baladais aux côtés d'Ali sans que personne nous escorte. Jusqu'au Zaïre... Ce n'était pourtant pas les menaces qui manquaient.»La mode«A Rome, j'avais mis ces mannequins dans la rue. Des passants, des hommes, les avaient pris pour des putes et essayaient de les peloter...«A New York, j'étais ami avec Bernard Rudowski, un architecte autrichien qui avait attaqué la mode dans un livre. Pour lui, les vêtements idéaux étaient ceux des Grecs et des Romains, des toges, des sandales. Il s'en est pris spécialement au costume masculin moderne du genre trois-pièces. Tous les journaux l'ont ignoré. Il a fait pareil avec l'architecture. Il a fini au ban de la société.«A New York, je vivais dans cette ambiance. Des intellectuels, des artistes étranges et très critiques... Je faisais des photos, mais je n'étais pas Weegee. J'avais obligatoirement une approche distanciée.»La photo aujourd'hui«Que dire sur la photo aujourd'hui ? C'est pas folichon. C'est un beau bordel. Ça a pris une grande importance. Comme les discours sur la photo. Hiroshi Sugimoto, un bon photographe, a dit un jour que ce n'est pas en proclamant qu'on fait de l'art qu'on y arrive...«Il existe en ce moment une pression très forte des photographes conceptuels. Bustamante, qui a été mon assistant, est un peu un pionnier dans ce secteur. Je ne suis pas convaincu que ce soit très positif.»L'argent«Pour Polly Maggoo, mon contrat était de 50 000 francs. Pas la fortune. Avec mes bouquins, je ne gagnais pas grand-chose. C'est la mode et la pub qui m'ont fait gagner ma vie.«Aujourd'hui, avec le prix des photos sur le marché, je n'ai plus de problème. Les Américains sont fous des vintages, j'en profite.«Mais parfois je pense à Man Ray qui n'avait qu'un pauvre poêle à bois pour se chauffer, juste avant sa mort, en 1976. Il n'a pas connu l'envolée du marché, la cote mirifique que ses photos connaissent aujourd'hui (certaines se sont vendues 1 million de dollars). Il était amer. Il regardait les photos de stars d'Avedon et disait : il fait le portrait de gens célèbres, moi je faisais la même chose avec des gens qui allaient le devenir.«Ce marché est parfois étrange. Aussi imprévisible, et sans doute truqué, que la Bourse.»
