Mort de Peter Drucker

Mort Peter Drucker, chercheur américain Le chercheur américain Peter Drucker, considéré comme un des plus grands penseurs du monde de l'entreprise, est mort à son domicile californien de Claremont, vendredi 11 novembre, à l'âge de 95 ans. Né le 19 novembre 1909 à Vienne, en Autriche, Peter Drucker a grandi avec le XXe siècle, qu'il a observé avec appétit, acuité et impertinence. Ses premiers souvenirs remontent à août 1914. Il est dans la salle de bains lorsqu'il entend, par le conduit de cheminée, trois voix provenant du bureau paternel. A l'étage inférieur, son père, haut fonctionnaire du ministère de l'économie dans le gouvernement austro-hongrois, son oncle, juriste célèbre à Vienne, et Thomas Masaryk, futur président de Tchécoslovaquie, débattent. "Ce n'est pas seulement la fin de l'Autriche, c'est la fin de la civilisation", entend-il. La première guerre mondiale vient de commencer. Depuis cette date, Peter Drucker a toujours écouté aux portes de l'Histoire. Sa mère, une des rares femmes médecins de l'époque, reçoit dans leur maison cossue des environs de Vienne des économistes, intellectuels, juristes de haut rang... Le jeune Peter écoute, apprend. Devenu journaliste économique en Allemagne, rédacteur en chef précoce, il a tout juste 20 ans lorsqu'il obtient un entretien avec Hitler avant que celui-ci n'accède au pouvoir. C'est à cette époque qu'il entreprend d'"écrire un livre qui rendra impossible tout rapport entre (lui) et les nazis". Son essai sur Friedrich Julius Stahl, philosophe du droit, parlementaire et juif, sera censuré et brûlé après la prise de pouvoir d'Hitler en 1933. Peter Drucker décide alors de quitter l'Allemagne. LES GENS D'ABORD Arrivé en Angleterre, il fréquente les séminaires de l'économiste John Maynard Keynes à Cambridge pour découvrir... que l'économie n'est pas sa voie. "Keynes et tous ses brillants étudiants s'intéressaient au comportement des actions en Bourse", se souvenait-il. Lui veut comprendre "le comportement des gens". Il quitte la vieille Europe pour les Etats-Unis, où il n'aura de cesse d'étudier les organisations humaines. Ses premières publications — The End of Economic Man (1939), The Future of Industrial Man (1942) — sont de brillantes analyses sociales et politiques. Remarqué par la General Motors, il conseille son PDG, Alfred P. Sloan, sur la politique et la structure de l'entreprise. Pendant dix-huit mois, il assiste aux conseils d'administration, rencontre tous les cadres supérieurs et des ouvriers dans les ateliers, une première ! L'ouvrage qu'il tire de cette étude en 1945, Concept of the Corporation, fait date : c'est le premier livre qui décortique l'organisation de l'entreprise. Il crée ainsi un nouveau métier : celui de conseiller en management. Dès lors, Peter Drucker apportera son regard décalé aux plus grandes entreprises et institutions mondiales, de General Electric à l'American Heart Association, devenant le premier "gourou" du management. Sa largeur de vues sera prisée au-delà du monde économique : mandaté par le président Eisenhower, il partira en Corée, juste après la guerre, pour étudier le système éducatif. Ses livres, plus d'une trentaine, sont étudiés, décortiqués, théorisés par les plus grandes universités du monde. Dans un de ses derniers best-sellers — Au-delà du capitalisme, publié par Dunod en 1993 —, il avoue : "Bien qu'adepte du libre marché, j'éprouve certaines réserves vis-à-vis du capitalisme." La vague de licenciements massifs des années 1990 l'a marqué ; en 1993, il déclare : "L'entreprise, c'est plutôt une forêt vierge, et vous devez apporter votre machette." Dans un entretien accordé au Monde (du 8 janvier 2000), Peter Drucker s'interrogeait : "Peut-on accepter que les analystes financiers croient que les entreprises font uniquement de l'argent, et non pas, par exemple, des chaussures ?" Il soulignait aussi la dérive des salaires des dirigeants. "Le banquier J. P. Morgan, dont on ne peut douter qu'il aimait beaucoup l'argent, avait fixé comme règle que le top management ne devait pas avoir un salaire qui excède vingt fois celui d'un salarié moyen. Maintenant, on avoisine les deux cents. C'est extrêmement pernicieux." Ces dernières années, Peter Drucker s'était lancé dans un nouveau combat : la promotion des organisations à but non lucratif. Cet homme qui a côtoyé toute sa vie des hommes de pouvoir avait choisi une existence simple. "La cupidité est un péché mortel", ironisait-il. Il vivait avec son épouse, Doris, rencontrée lors de brèves études de droit à Francfort, dans une maison au style dépouillé, toute proche de l'université californienne de Claremont, où il donnait encore des cours à 90 ans. "On n'a servi à rien tant qu'on n'a pas apporté quelque chose dans la vie des gens", lui avait confié, en 1950, une semaine avant sa mort, son vieil ami viennois, l'économiste Joseph Schumpeter. Une maxime qu'il avait faite sienne depuis cinquante ans. Doté d'une discipline de fer, il s'arrêtait, chaque été, deux semaines, pour s'interroger sur son travail de l'année écoulée. A 90 ans, Peter Drucker affirmait : "Se noter soi-même, c'est l'ABC du progrès personnel."