Exposition Monet, un soupçon de portrait Monet à Giverny, c'est un peu Dieu le Père au jardin d'Eden : c'est là que le peintre se reposait l'âme. Dans ses maisons successives, il a toujours réalisé de somptueux jardins qui lui ont inspiré ses plus belles toiles. Plus de soixante-dix d'entre elles sont actuellement réunies au musée de Zuric A 70 ans, le vieux Monet tente une fascinante plongée dans la peinture : il abandonne peu à peu tout repère identifiable pour ne plus s'intéresser qu'à la lumière, ses transparences et ses subtilités. Ici, le petit «Pont japonais» enjambant le ruisseau envahi de nénuphars que le peintre avait fait aménager à Giverny n'est plus qu'une allusion qui se noie dans la couleur. Une démarche qui annonce l'abstraction. PHOTOS DR. Avant de s'installer à Giverny, Monet avait habité à Vétheuil une jolie maison avec jardin dont il avait composé les massifs de fleurs avec le même soin que ses toiles (ici, « la Grande Allée », 1880). « Je ne suis bon à rien en dehors du jardinage et de la peinture », avouait-il. Avant les impressionnistes, bien des artistes ont peint des paysages, mais ils les terminaient toujours en atelier. Monet, au contraire, va travailler en plein air (ici, «le Jardin du parc Monceau»), soucieux de capter l'atmosphère, de recueillir la lumière, de restituer la couleur. Claude Monet est mort dans sa maison de Giverny, en Normandie, le 5 décembre 1926, à 1 heure de l'après-midi. Le jardin qu'il aimait tant n'était pas bien gai ce jour-là, dénudé, glacé dans la lumière blanche de l'hiver. Le vieux colosse, comme l'appelait fraternellement son ami Clemenceau, partait en laissant dans son atelier un grand nombre d'études et de tableaux inachevés, mais aussi des oeuvres qu'il n'avait pas voulu vendre parce qu'il désirait les garder pour lui, ou parce qu'il n'en était pas satisfait. Pour la plupart, ces toiles représentaient des nymphéas, le sujet de prédilection et quasi exclusif de Monet dans ses dernières années. Trente ans plus tard, les héritiers du peintre réglèrent la succession en proposant aux musées, aux collectionneurs et aux marchands les oeuvres restées dans l'atelier : elles durent surprendre un peu tant Monet, pour tous, était resté le grand impressionniste, génial, bien sûr, mais qui n'avait guère évolué. La présentation des Nymphéas, notamment lors de l'exposition à la galerie Katia Granoff en 1956, allait révéler tout autre chose : les critiques américains furent dithyrambiques, ils virent dans les dernières productions de Monet l'origine de l'abstraction lyrique, le mouvement artistique qui triomphait alors à New York. Monet et ses Nymphéas apparurent comme le chaînon manquant entre l'expressionnisme européen du début du XXe siècle et les nouveaux grands ténors américains, les Jackson Pollock, Mark Rothko et Willem De Kooning. De charmant vieil impressionniste, Monet devint le chantre de l'avant-garde. Le plus curieux, c'est que là-dessus, notre époque n'a pas changé d'avis : la gloire de Monet, c'est aussi d'avoir été le précurseur de l'abstraction. Les débuts de l'artiste avaient pourtant été bien difficiles. On n'imagine pas, en effet, solitude et dénuement plus complets que ceux dont souffrit Monet dans ses quarante premières années. Camille, sa femme, mourut de faim et de faiblesse et lui-même ne dut de survivre qu'à la générosité de ses amis, de Manet, surtout. Il avait passé sa vie scolaire au Havre à enguirlander les marges de ses cahiers et à croquer ses professeurs avant de connaître un bref succès dans la caricature. Il exposait alors dans la vitrine d'un papetier, et c'est là qu'il rencontra le paysagiste Eugène Boudin, qui l'entraîna à travailler sur la plage et dans les rochers. Cela, c'était déjà révolutionnaire : l'art officiel, au XIXe siècle, reposait sur la hiérarchie des genres avec, à son sommet, la peinture dite d'histoire, celle qui traitait des dieux et des héros. Puis venait la peinture de genre spécialisée dans les scènes de la vie quotidienne et, loin derrière, se situait le paysage, considéré comme un genre mineur. Et voilà que non content de représenter des plages, des bords de rivière et des prairies, Monet se moquait pas mal de l'art officiel, l'art des «chers maîtres» de l'académie. Ce qui l'intéressait, lui, ce n'étaient pas Dieu et les anges, ni les amours de Vénus, mais la vie moderne, c'est-à-dire, pêle-mêle, les bords de Seine, les jardins fleuris, la campagne. Là, Monet et ses amis vont goûter le plaisir de peindre en plein air. Pour lui, ce sera une révélation : «Un véritable coup de foudre ; j'avais compris ce que pouvait être la peinture !»La grande affaire de l'impressionnisme, c'est, en effet, le plein air. Les peintres de l'école de Barbizon, Charles Daubigny ou Théodore Rousseau en tête, avaient peint des paysages bien des années auparavant, mais ils les terminaient en atelier. Monet, au contraire, va s'aménager une barque surmontée d'une cabine où il pourra loger et peindre. Ainsi installé à fleur d'eau sur son atelier flottant, il choisissait les angles de vue qui lui convenaient, captait au plus près la mobilité de l'atmosphère. Gustave Courbet, qui aimait bien «ce jeune homme qui peignait autre chose que des empereurs romains», fut ahuri un jour de le voir longtemps inactif, immobile en plein air, attentif pourtant. Monet, simplement, attendait le soleil...Si les débuts de Monet furent difficiles, ils furent aussi éclatants, stupéfiants de maîtrise, surtout si l'on pense que le jeune artiste était à peu près autodidacte, qu'il ne semble avoir regardé au Louvre que l'Embarquement pour Cythère de Watteau, n'avoir reçu d'autres conseils que ceux de Boudin et de Courbet. Monet peintre ? Un chasseur, plutôt, «qui en face du sujet guette chaque instant», dira Maupassant. Les années 1873-1875, où Monet séjourne à Argenteuil, sont marquées par de magnifiques toiles (plusieurs sont présentes à l'exposition) de son jardin ou de la campagne alentour. Dans ces moments-là, Monet est incomparable comme il le sera plus tard, dans ses vues de la plage de Sainte-Adresse ou de Trouville où Albertine et toutes les jeunes filles en fleur semblent nous avoir donné rendez-vous. Les mauvais jours se terminent en 1889 lorsque, à l'occasion de l'Exposition universelle, la galerie Georges-Petit organise un accrochage qui révèle l'oeuvre de Monet depuis qu'il s'est installé à Giverny (1883). Giverny, c'est, à une soixantaine de kilomètres de Paris, un petit village de l'Eure qui sera le seul vrai point d'ancrage du peintre. C'est la campagne aux portes de la capitale, une grande bâtisse où la tribu Monet (les deux fils de l'artiste et les six enfants de sa compagne, Alice Hoschedé) peut s'ébattre à loisir. C'est surtout un jardin où le peintre va pouvoir exercer ses talents de botaniste en toute impunité. C'est là que Monet, enfin débarrassé de ses soucis d'argent, va pouvoir à la fois se reposer le corps et se fatiguer l'esprit.Ce paradis de fleurs lui coûtait cher, «tout mon argent y passe»Dans la grande salle à manger jaune et bleue, il y avait, chaque jour, dix personnes à table autour de rôtis que Monet découpait lui-même, de brochets pêchés dans les bassins de la propriété, de châtaignes et de glaces dès qu'il y avait une fête ou un anniversaire. On ouvrait des champagnes et des vins délicieux quand les familiers de la maison - Georges Clemenceau, Auguste Rodin, Octave Mirbeau - venaient déjeuner. Elles étaient bien finies, les années terribles... Autre luxe, l'emploi permanent de cinq jardiniers qui modifiaient, sous la gouverne de Monet, le décor floral de ses jardins au gré des saisons. Au printemps, les narcisses y fleurissaient les premiers, suivis par les tulipes, les iris et les glycines que le peintre faisait planter en longues et larges rangées. Puis c'était juin, les pois de senteur et les campanules, les rosiers et les capucines. C'était septembre, avec les dahlias et les asters. Ce paradis de fleurs lui coûtait cher, «tout mon argent y passe», se lamentait-il. Lui qui n'aimait plus beaucoup bouger de chez lui visitait pourtant les expositions horticoles où il cherchait les espèces rares et faisait des échanges de boutures, composant, dira l'ami Octave Mirbeau, «une extraordinaire mêlée de tons, une orgie de nuances claires, une débauche resplendissante et musicale de blanc, de rose, de jaune, de mauve, un incroyable pétrissement de chair de blondes».Longtemps Claude Monet s'est levé de bonne heure : dès l'aube, il arpentait les chemins de Giverny, le long des rangées de peupliers qui bordaient l'Epte, ou dans les champs rougis de coquelicots. Vêtu de son éternel costume de tweed grisâtre, barbe patriarcale et chapeau rond, large et trapu, il s'avancait vers l'allée du Roy que longeait un petit chemin de fer départemental qui cahotait de Vernon à Gasny. Cette promenade était devenue un rite avant un solide petit déjeuner fait d'andouillettes et de vin blanc que prenait Monet avant de gagner l'atelier. Il avait toujours aimé exécuter plusieurs toiles d'un même motif. La décennie 1889-1899 va être marquée par ces fameuses «séries» où, dans sa quête de l'instant lumineux, il va explorer totalement le procédé, un peu à la manière de Hokusai ou d'Hiroshige, les grands maîtres de l'estampe japonaise qu'il admire depuis longtemps. La première série est celle des Meules, vues à la fin des moissons dans la campagne environnante. Il en peindra trente, qui ne sont en aucun cas des versions différentes d'un même thème, mais, à partir d'un motif toujours identique, des variations de jeux de couleurs, d'atmosphère, de lumière selon les heures et les saisons : des mauves, des bruns, des rouges qui vous caressent le regard. Exposées en 1891 chez le marchand Durand-Ruel, les Meules connaissent un triomphe immédiat : «On ne demande plus que des Monet, tous veulent avoir des meules au soleil couchant et tout ce qu'il fait part outre-Atlantique», remarque Pissarro. Dès cette année-là, beaucoup sont en effet achetées par des collectionneurs américains et le formidable musée d'Orsay lui-même a dû attendre 1975 pour réussir à acquérir sa première Meule ! La deuxième série est celle des Peupliers, dans leur bel alignement sur les bords de l'Epte, la rivière qui longe la propriété du peintre. Monet les peindra vingt-quatre fois, immobiles par temps calme, bruissants des vents d'ouest, émergeant des brouillards matinaux, flamboyant dans le couchant. «Ses» chers peupliers devant être coupés avant l'automne, Monet va déployer tout son charme pour que la municipalité accepte de les lui vendre et qu'ils restent sur pied jusqu'à ce qu'il ait terminé sa suite de toiles. La troisième série, la plus célèbre aussi, est celle de la Cathédrale de Rouen. A deux reprises, de février à avril 1892 et en 1893, Monet s'installe en ville, à l'hôtel d'Angleterre, et loue chez l'habitant une chambre donnant sur la cathédrale. Il va scruter la transformation, aux différentes heures du jour, de la grande forme de dentelle de pierre qui s'irise de nacre le matin, s'estompe dans les ombres bleues le soir. Lorsque vingt des trente cathédrales seront présentées à la galerie Durand-Ruel, en 1895, Georges Clemenceau, l'ami fidèle, l'ardent défenseur de Monet, écrira un long texte pertinent sur la série, qu'il terminera en exhortant le président de la République à aller voir l'exposition, souhaitant qu'il lui vienne l'idée de doter la France de «ces vingt toiles qui, réunies, représentent un exceptionnel moment de l'art». Mais Felix Faure ne s'intéressa pas aux oeuvres, et les toiles furent dispersées : sept sont aujourd'hui dans les musées français (six à Orsay, une à Rouen) et les vingt-trois autres sont éparpillées des deux côtés de l'Atlantique. Pour la série des Nymphéas, l'ultime dans la carrière du peintre qui va y consacrer ses vingt dernières années, Monet fait creuser dans son jardin les fameux étangs que l'on y voit toujours aujourd'hui, plantés de toutes les variétés connues de nénuphars. Ils lui inspireront des toiles qui sont autant d'apothéoses, des «oeuvres sublimes», disait Proust. Mais Monet n'en est pas content : «Ces paysages d'eau et de reflets sont devenus une obsession. C'est au-delà de mes forces de vieillard, et je veux cependant arriver à rendre ce que je ressens. J'ai détruit des toiles, j'en recommence d'autres... J'espère que de tant d'efforts il sortira quelque chose.»A force d'expérimenter tant de techniques novatrices, en toute liberté, il en est sorti «quelque chose» : certains Nymphéas, où le sujet se dilue et se perd dans la couleur, où s'affirme l'extraordinaire audace de la touche, relèguent l'impressionnisme loin en arrière pour annoncer la peinture pure. Avec eux, Monet prédit à l'art de nouvelles aventures.
