Mort de Maurice de Gandillac

Mort Maurice de Gandillac, philosophe et historien de la philosophie Le philosophe et historien de la philosophie, Maurice Patronnier de Gandillac est mort à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), jeudi 20 avril. Il avait 100 ans depuis le 14 février. Né à Koléa (Algérie) en 1906, il fut d'abord un jeune catholique, sensible aux idées maurassiennes, doublé d'un élève brillant, qui eut de remarquables professeurs : Georges Cantecor, qui l'initia à Nietzsche pour contrecarrer son thomisme naissant ; Etienne Gilson, qui lui fit connaître ce philosophe de la Renaissance, Nicolas de Cues (1421-1464), auquel Gandillac allait consacrer sa thèse en 1941 ; Léon Brunschvicg, Jean Cavaillès, André Lalande, Jean Baruzi, Gabriel Marcel - qui le familiarisa avec les pensées de Jaspers et de Heidegger... Normalien (promotion 1925), il fraya avec Jean-Paul Sartre, Paul Nizan, Maurice Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir, Daniel Lagache, Jean Hyppolite, Henri-Irénée Marrou, Georges Canguilhem tout en bénéficiant de l'influence de l'éminence grise de la Rue d'Ulm, le bibliothécaire Lucien Herr... L'année de son agrégation, en 1929 (reçu 9e après Sartre, Beauvoir, Nizan), il assista à Davos, dans les salons du Grand Hôtel, à une rencontre mémorable entre Ernst Cassirer, "historien si admirablement intelligent, si pondéré, si discret", et Martin Heidegger "paradoxal, lyrique, passionnément unilatéral"... Et il y a aussi connu Emmanuel Levinas, jeune étudiant lituanien : "Comment oublier ce bel après-midi où il traduit et commente pour quelques Français plusieurs pages de Sein und Zeit ? Le soleil fait peu à peu fondre le tas de neige sur lequel s'est assis Emmanuel, en tenue de ville, chaussé d'escarpins et de "claques" de caoutchouc. Quand il se lève, nous constatons que, tel le Job biblique, mais sans avoir motif en ce temps-là d'interpeller son Dieu, c'est sur un tas de fumier qu'il vient de nous parler de l'"être-là" et du "souci"." En 1934, parrainé par Charles Du Bos, Maurice de Gandillac assista à sa première décade de Pontigny : "La volonté de justice conduit-elle nécessairement à l'action révolutionnaire ?" "Dans ma génération, dit-il à Christian Delacampagne dans Le Monde du 21 mars 1983, nous étions nombreux à rêver de concilier l'autorité, la liberté et la justice sociale." Le fondateur des célèbres rendez-vous des Décades, Paul Desjardins, vit bientôt en lui son successeur. Dès 1936, Gandillac organisa une de ces rencontres, "La volonté du Mal", remplaçant au pied levé Léon Brunschvicg, mais, malgré les présences tutélaires de Nicolas Berdiaeff et de Léon Chestov, il prit ses distances avec l'esprit de Pontigny... D'abord engagé dans le sillage de Jacques Maritain, Maurice de Gandillac se rapprocha d'Emmanuel Mounier et d'Esprit ; il collabora aussi à l'hebdomadaire des dominicains du Cerf, Sept, y publiant ses reportages sur Berlin en 1935 (qu'il signait Martial Viveyrol). Après-guerre, il devint l'un des piliers de la revue que Marcel Moré fonda en 1945, Dieu vivant... MÉMOIRE PRÉCISE Nommé professeur d'histoire de la philosophie à la Sorbonne en 1946, il en ressentit, d'emblée, "une sorte de lassitude", quoiqu'il appréciât ses collègues Jean Wahl, Jean Grenier, Gaston Bachelard ou Jean Hyppolite... Dès 1954, il aida Anne Heurgon-Desjardins à perpétuer à Cerisy-la-Salle l'oeuvre humaniste de Paul Desjardins : instigateur de la plupart des colloques de philosophie qui s'y sont tenus, il a été aussi, de 1964 à 1999, le président de l'Association des amis de Pontigny-Cerisy. L'été dernier encore, il est intervenu avec vigueur et justesse au colloque organisé pour le centenaire de Jean-Paul Sartre... Pendant les années 1960-1980, il traduisit Lukacs, Hegel, Benjamin (dont il fut le premier traducteur en français), Nietzsche, Bloch et rédigea un essai sur la pensée de la Renaissance pour la collection de la Pléiade. A partir de 1977, il dirigea avec Gilles Deleuze l'édition des Œuvres philosophiques complètes de Nietzsche (Gallimard) et, dans Genèses de la modernité (Cerf, 1992), mit en perspective "les douze siècles où se fit notre Europe" à la lumière d'études sur Abélard, Scot Erigène, Lulle, Maître Eckhart, Dante, Pétrarque, More et Bacon. A l'âge de 86 ans, il commença à écrire ses passionnants Mémoires, apprenant sans hésitation à se servir d'un ordinateur (Le Siècle traversé, Souvenirs de neuf décennies, Albin Michel, 1998). En 2005, avec Jean Ricardou, dont il suivait le séminaire de textique à Cerisy, il rédigea une oeuvre soumise à de fortes contraintes formelles, Bestiaire latéral (éd. de l'Agneau), qui décrit quatre-vingt-un animaux imaginaires... (lui qui regardait à la télévision, ces derniers temps, les documentaires animaliers avec intérêt et ravissement). Mais s'il gardait un esprit vif et la mémoire précise, l'idée que tous ses élèves, ou presque, étaient morts avant lui - Foucault, Deleuze, Althusser, Lyotard (qui a dirigé un volume d'hommages à Maurice de Gandillac, L'Art des Confins, PUF, 1984), Derrida - l'attristait. Cet homme à la grande ouverture d'esprit, qui avait passé son enfance dans la prison pour femmes de la Petite Roquette, dont son père était alors directeur, n'aimait rien tant que les êtres, pour lesquels il était doué d'une vive curiosité, n'hésitant cependant pas à rabrouer férocement l'imprudent auteur de raisonnements approximatifs. Il avait aussi une passion pour les anges, sur la hiérarchie céleste desquels il pouvait disserter sans fin, avec la plus grande éloquence et alacrité.