Vente MARCHÉ DE L'ART «La Jeune Femme assise au virginal» impose la signature du maître hollandais à 16,25 millions de livres, mercredi soir chez Sotheby's à Londres La magie Vermeer au prix fort Mercredi soir, malgré les spectaculaires 16,25 M£ (soit 30 M$ ou 24,27 M€) décrochés par sa musicienne au virginal, la star de Londres était l'homme invisible. Maître absolu dont les toiles exquises sont dénombrées comme des pépites (35 seulement jusque-là), figure tutélaire qui se devine dans le regard posé sur de douces méditatives – versant le lait, pesant l'or, lisant une lettre, rêvant accoudée sur un tapis d'Orient –, Johannes Vermeer est aujourd'hui le peintre hollandais du XVIIe par excellence. Pourtant, Vermeer de Delft (1632-1675) n'a pas de visage, même si certains pensent le reconnaître dans l'homme glabre à l'oeil gris et à la collerette blanche qui regarde le spectateur depuis l'arrière-plan obscur de L'Entremetteuse, opulente Flamande à la chair lumineuse qui renvoie aux caravagistes d'Utrecht (1656, Staatliche Kunstsammlungen, Dresde). L'artiste, comme le veut souvent la tradition de l'école hollandaise ? Le peintre du temps suspendu et de la recherche de l'infini est mieux connu que l'homme, en dehors de quelques faits tangibles. Son baptême à l'Eglise réformée de Delft le 31 octobre 1632. Son mariage, après sa probable conversion, en avril 1635 avec la catholique Catharina Bolnes, fille de la riche Maria Thins qui vit dans le quartier de Papenhoek (le «coin des papistes»), près des deux églises catholiques de cette ville de Hollande méridionale. L'achat en 1641 d'une grande maison avec auberge, le Mechelen, sur la place du marché, puis le refuge de sa maisonnée, pleine d'enfants (onze lui survécurent) et surtout de dettes, chez la puissante belle-mère. Une esquisse assez forte pour dresser le portrait en creux d'un génie à l'ombre de sa Jeune Fille à la perle (l'un des trois Vermeer du Mauritshuis à La Haye, avec la Vue de Delft si chère à Proust), best-seller en 2000 de la romancière anglaise Tracy Chevalier qui inspira le beau film homonyme de Peter Webber l'an dernier. Une cote d'amour universelle, populaire comme un roman, pour un artiste rare qui jouit d'une notoriété certaine de son vivant, tomba presque aussitôt après sa mort dans un oubli de deux siècles, avant d'être redécouvert et couronné d'une gloire posthume par l'essai passionné de l'historien d'art français Etienne Thoré-Bürger, dans la Gazette des Beaux-Arts en 1866. C'est cette aura formidable qui était à vendre, mercredi soir à Londres chez Sotheby's... Les 16,25 M£ ont couronné un peintre rarissime, absent du marché depuis quatre-vingts ans, bien plus que le tableau La Jeune Femme assise au virginal. Ce Vermeer longtemps contesté est certes le petit dernier d'une très courte liste. Mais d'avis général, il n'a qu'un très loin cousinage avec La Dentellière du Louvre, sa contemporaine penchée sur ses fuseaux mille fois plus belle (vers 1670), que lui associait l'analyse technique de Sotheby's, mise en chapitres pour mieux prouver son authenticité... Vingt pages du catalogue qui résument près de dix ans de recherches, grâce à Gregory Rubinstein qui fut conservateur des dessins à Windsor, auprès des sommités de la sphère Vermeer (un investissement habituellement déduit du produit de vente).«C'est le plus beau Vermeer en main privée, puisque c'est le seul», rappelait avant la vente, de sa belle voix de basse, le marchand hollandais Bob Noortman, l'un des rares enthousiastes devant ce tout petit format (25,2 x 20 cm), désormais certifié de la main du maître grâce à l'examen scientifique de la toile et surtout des pigments coûteux, propres à Vermeer (notamment l'ultramarine à base de lapis-lazuli dont il se servait pour le bleu intense qui le caractérise, mais aussi pour le crémeux des murs en arrière-plan de ses compositions). Si chère et pourtant pauvre Jeune Femme assise au virginal, odalisque sans nuque chez un homme qui les restitua toujours avec sensualité, dont les cheveux paraissent bien maladroits en comparaison de l'épinette qui joue la magie Vermeer, dont le châle jaune au drapé est si lourd qu'il est peut-être d'une main postérieure.«Un Vermeer sans doute, mais loin d'être un de ses chefs-d'oeuvre, une toile qui n'est pas en bon état, débarrassée de ses anciens repeints, mais restaurée un peu lourdement par Martin Bjil, cité en référence du Rijksmuseum d'Amsterdam», estimait un grand conservateur de peinture ancienne, prudemment anonyme. Peu convaincu, comme nombre de ses pairs, que pareille rescapée «puisse intéresser un grand musée, à commencer par le Getty», qui n'a pourtant pas de Vermeer, pas plus que l'Ermitage à Saint-Pétersbourg. La science ou l'oeil ? Ce débat autour d'une oeuvre s'est déjà avéré périlleux. Il fait faire la moue aux historiens d'art habitués à hiérarchiser leurs superlatifs. Il sépare le grand public des amateurs, les «acheteurs d'un trophée de l'art», éblouis par la rareté et la force d'un nom, des collectionneurs qui ne jurent que par la «qualité», tant le fossé est grand entre la pratique de la peinture ancienne et l'écho médiatique soulevé par l'apparition d'«un 36e Vermeer». L'estimation, très faible, de 3 M£ (soit 5,5 M$), traduisait cette ambiguïté. Drôle de prix pour un trésor ! Le dernier Vermeer sur le marché depuis 1921 (La Petite Rue, ravalé dans une vente d'Amsterdam, acheté ensuite par un collectionneur qui l'offrit au Rijksmuseum), le dernier disponible (l'autre, encore en main privée, est chez la reine Elisabeth II), ne vaudrait-il pas plus que le petit train d'acier de Jeff Koons, vedette de 1986 achetée par un Américain en mai à New York chez Christie's ? Un prix d'appel, peut-être. Mardi soir, au dîner Vermeer organisé par Sotheby's à Londres, les paris des convives allaient bon train, 6 M£, 8 M£, 12 M£ et même 15 M£... L'humeur était à l'euphorie de la Grèce avant la finale avec le Portugal. «C'est un bon tableau. J'y crois. Il y a tant de musées qui rêvent d'un Vermeer, tant de nouveaux Russes qui seront heureux de réjouir Poutine en l'offrant à l'Ermitage», escomptait Bob Noortman, le marchand aux trois Rembrandt, l'«underbidder» déçu de ce Vermeer qui est monté jusqu'à 14 M£ au marteau.«Je préfère vivre sans Vermeer qu'avec un mauvais Vermeer», chuchotait un conservateur de grandes collections hollandaises qui garde son émoi pour La Jeune Fille au turban, dite Jeune Fille à la perle, tableau qui «n'a que trois couleurs et qui, par la lumière, crée un prodige chromatique argenté». Chacun a «son plus beau Vermeer». Pour le marchand néerlandais Bob Haboldt, c'est «évidemment La Laitière, pour sa lumière, sa qualité stupéfiante, sa beauté qui me fait presque souffrir. Du génie à chaque centimètre, la photo captive de l'esprit du XVIIe à Delft... Tout simplement le plus beau tableau de la culture hollandaise».
