Exposition Lucian Freud, entre provocation et anachronisme Il est plusieurs façons de définir Lucian Freud : le petit-fils du fondateur de la psychanalyse, le champion du réalisme pictural britannique, l'ami de Francis Bacon, l'un des peintres les plus célèbres de l'époque ou, plus récemment, le portraitiste de la reine Elizabeth II. Chacune de ces définitions est exacte mais insuffisante, et l'addition de toutes ne donne qu'une idée incomplète de la complexité du cas Freud. Lequel fait songer au cas Balthus : celui d'un artiste évidemment et délibérément anachronique. La reine Elizabeth II prête son gros plan En 2001, Lucian Freud a peint le portrait de la reine Elizabeth II : ce n'était pas une commande mais une œuvre offerte au modèle à l'occasion de son jubilé. Tout y surprend : le petit format à l'inverse de la tradition des portraits en pied, le gros plan si rapproché que la couronne n'est figurée qu'en partie, et l'expression de la reine. Loin de l'impassibilité protocolaire, Freud suggère un mixte d'ennui et de scepticisme, non exempt de dureté. La toile a été largement commentée dans la presse britannique - et pas toujours de façon amène. Le modèle, qui en est aussi lapropriétaire, n'en a pas moins accepté de la prêter à Venise. Elle ne s'y trouve guère éloignée du portrait du brigadier Parker Bowles, premier mari de Camilla avant que cette dernière épouse le prince Charles. [-] fermer La rétrospective vénitienne pose la question en plus de quatre-vingt-dix œuvres de la fin des années 1940 à aujourd'hui, avec une prédilection marquée pour les deux dernières décennies. Elle la pose nettement, donnant au spectateur les éléments nécessaires. A en juger par l'afflux qu'elle suscite, elle vient en son temps, s'affirmant face à la Biennale comme le manifeste d'une autre conception de l'art, tout entière fondée sur la peinture dans ce qu'elle peut avoir de plus difficile, ses rapports avec ce que l'on nomme couramment la réalité et sa capacité à la révéler. LA MAIN CRISPÉE Lucian Freud n'a jamais demandé moins à son art. Né à Berlin en 1922, émigré à Londres en 1933 avec ses parents, avant que Sigmund Freud, son grand-père, ne s'y réfugie lui-même en 1938, après l'Anschluss, il a étudié la peinture dans plusieurs écoles londoniennes, puis s'est mis au travail. A intervalles, des expositions ont donné de ses nouvelles et assis sa notoriété, en Grande- Bretagne puis en Europe. On ne saurait imaginer biographie moins accidentée que la sienne, qui donne le sentiment d'une vie confondue avec la création. Ni création plus cohérente et constante. La toile la plus ancienne de l'exposition est le portrait d'une jeune fille assise, la main crispée sur une rose. La plus récente est un autoportrait dans l'atelier, en compagnie d'une jeune femme nue qui étreint la jambe du peintre dans un geste de respect, de possession ou de désir. Entre-temps, il n'y aura eu que des portraits, nus et scènes de genre étant des portraits d'après modèles. "Toute œuvre est un portrait" : Freud a lui-même souvent répété cette phrase, expliquant que l'essentiel n'est pas l'analogie visuelle entre un sujet et sa représentation, mais l'art de donner à la représentation une vie propre, une présence et une intensité égales à celles du modèle. L'image ne peut pas se limiter à être un simulacre bien imité et doit être la recréation de la vie par les moyens de la peinture. Cette conception ne dispense pas le peintre de chercher la ressemblance, mais exige qu'il lui insuffle le mouvement. Toute rétrospective de Freud apparaît donc comme une suite d'essais tentés à partir de cette certitude première et invariable. Les compositions évoluent peu : pour moitié des gros plans, pour moitié des vues en perspective légèrement ou fortement plongeante. Le motif principal est au centre, motif humain ou, rarement, animal. Choses, étoffes, pièces et lieux ont peu d'importance - ce que vérifie la rareté des paysages et des natures mortes. Les couleurs et la lumière n'ont guère plus changé. La dominante reste aux ocres, aux bistres, aux gris et blancs. Les contrastes d'ombre et de lumière sont peu accentués, comme si tout baignait dans une clarté uniforme - la clarté de l'atelier ? TOUCHES LONGUES Ce qui change, c'est la manière de poser les couleurs. A ses débuts, Freud travaille avec une minutie froide, proche de la Nouvelle Objectivité allemande des années 1920. Dans les années 1960 et 1970, les rapports entre couleurs deviennent plus brutaux, et les modelés sont construits par des touches longues, comme rubanées, qui dessinent les reliefs des visages et les plis des chairs. Puis la matière picturale s'épaissit, s'accumule en empâtements et sèche en grains. Les peaux paraissent crevassées ou croûteuses. Sans que cette évolution soit régulière, elle demeure aujourd'hui la caractéristique la plus visible du style actuel de Freud. se rallier à cette opinion. Les portraits de femmes de 40 ou 50 ans, entre coquetterie déçue et inquiétude plus sérieuse, d'hommes fascinants de vacuité et de tristesse, et ceux, plus empathiques, de l'écrivain Francis Wyndham et du peintre David Hockney sont des arguments convaincants. Mais le plus puissant est la figure, en grand uniforme et débraillé, du brigadier Andrew Parker Bowles, son ami : tableau magnifique de désinvolture et de dérision. Devant d'autres toiles, le doute revient : obsessions ressenties ou théâtralité calculée ? Quand, dans Soirée à l'atelier, de 1993, Freud allonge au premier plan une fille obèse et nue et place derrière elle une brodeuse impassible et un chien couché sur un lit de camp, donne-t-il forme visible à une horreur fascinée de la chair ou prémédite-t-il un scandale ? Quand, dans Peintre et modèle, le modèle est un homme qui exhibe sexe et testicules devant une femme peintre qui évite de le regarder, faut-il y voir la volonté d'inverser les habitudes ou une manière de forcer l'intérêt ? Si l'intention est de montrer que l'on peut tout peindre, cela fait un siècle et demi que Courbet a réglé le problème. On en viendrait à penser que cette partie de l'œuvre joue simultanément sur l'anachronisme - faire une peinture réaliste aujourd'hui - et sur l'exhibitionnisme afin de s'assurer le plus large retentissement. Qu'il fasse poser Leigh Bowery en 1990, alors que ce dernier est au plus haut de sa gloire dans les clubs londoniens, ou la reine Elizabeth II, Freud ne peut ignorer que la notoriété du modèle contribue à la sienne. Ce mélange de sens de la provocation et de stratégie de la célébrité, qui rappelle de façon inattendue Andy Warhol, conduit à une dernière question : Lucian Freud est-il un grand peintre ou en donne-t-il seulement le spectacle ? "Lucian Freud". Museo Correr, place Saint-Marc (entrée Ala Napoleonica), Venise. Tél. : (00-39) 041-520-90-70. De 9 heures à 19 heures. Jusqu'au 30 octobre. De 4 € à 9 €. www.museiciviciveneziani.it