Annonce "L'Express", page suivante Les journalistes de L'Express ne sont pas près d'oublier la scène. Ni ce décor glauque de la salle de cantine, au sous-sol de l'immeuble qui abrite le groupe Express-Expansion, dans le 9e arrondissement de Paris. Ce 30 novembre 2005, Denis Jeambar, président du directoire du groupe et directeur de la rédaction de l'hebdomadaire, s'installe debout, seul, derrière un pupitre. Interdiction de l'interrompre et de prendre des notes. Pendant une heure et dix minutes, il lit d'une traite un texte maîtrisé et rageur à l'adresse d'une rédaction médusée. Puis rassemble ses feuillets et tourne les talons en silence. Qu'a-t-il dit ? Personne ne le sait plus, tant était sidérante la violence du ton : "Enfants gâtés", "paresseux"... Motif de la colère : la conclusion de groupes de travail constitués à sa demande par la rédaction afin de résister à la baisse des ventes en kiosques. Les douze groupes avaient dénoncé une "hiérarchie parallèle" formée autour de M. Jeambar par les journalistes Jacqueline Rémy et Eric Conan, au détriment des autres rédacteurs en chef et des deux adjoints officiels, Christophe Barbier et Christian Makarian. Le point sensible est touché. Et le "discours du sous-sol", dostoïevskien sans le vouloir, signe l'acte de divorce entre un chef jadis respecté et sa rédaction (une centaine de journalistes). La fin d'une ère. Changement de décor, un an après : mardi 14 novembre, au 6e étage du même immeuble, la rédaction est à nouveau réunie, fraîchement épurée de quelques-uns de ses membres. Face à elle, un jeune et sémillant directeur aux airs de dandy vieille France, qui a laissé tomber le noeud papillon, voilà quelques années, au profit d'une inamovible écharpe rouge : Christophe Barbier, 39 ans, normalien, ex-chef du service politique, assidu des plateaux de télévision, apprécié pour sa courtoisie, son esprit, les notes désopilantes qu'il apposait aux prévisions hebdomadaires de son service, sa passion du théâtre. A l'Olympia, il a joué le rôle de Dominique de Villepin, coiffé du bicorne napoléonien, dans une pièce écrite par lui. Bourreau de travail, il cumule chaque jour une émission sur LCI, un blog et un "édito vidéo" sur le site Web de L'Express. Fils spirituel de Denis Jeambar, il était tombé en disgrâce sur le tard. Sa nomination à la tête de la rédaction, légitime, fut pour tous une bonne nouvelle. Enfin, presque tous. Ce mardi, Christophe Barbier s'adresse aux journalistes au côté de ses deux adjoints, Christian Makarian et Christine Kerdellant. Il leur annonce les nouveaux périmètres des services et les réformes qui verront le jour dans le prochain numéro (en kiosques jeudi 23 novembre) : un entretien "vitrine" placé en début de journal, la partie "indiscrets" remusclée, les pages "arts et spectacles" réintégrées après avoir été exilées dans le magazine (Le Mag). Celui-ci, consacré à la mode, la maison, la santé, les loisirs, sera enrichi et rebaptisé. On l'appellera Styles. Ses objectifs : attirer la publicité, rajeunir et féminiser un lectorat encore masculin à 60 %. L'optimisme est de mise. L'Express repart sur de nouvelles bases. Après dix années à la tête de l'hebdomadaire, la soixantaine approchant, Denis Jeambar s'est retiré cet été pour prendre la direction des éditions du Seuil. Léguant au groupe Express-Expansion un nouvel actionnaire, le belge Roularta : professionnel de la presse, donc éthiquement plus adéquat que son prédécesseur, le marchand d'armes Dassault. "Pur" et dur en affaires. Parmi les personnes qui travaillèrent à l'association, en 1985, entre L'Express et l'hebdomadaire belge Le Vif, propriété de Roularta, l'une se souvient de son président, Rik De Nolf : "Il a toujours considéré qu'on était en France d'un laxisme extraordinaire concernant les effectifs de la rédaction, de l'administration et des salaires rédactionnels." Diffusé à 438 000 exemplaires en France (en deuxième position derrière Le Nouvel Observateur), fort de ses abonnements, L'Express doit affronter la faiblesse des recettes publicitaires et des ventes en kiosques. Autant dire du pain sur la planche pour un maître de la baisse des coûts. "L'hebdomadaire est actuellement à l'équilibre, rappelle Rik De Nolf. Il devra atteindre d'ici deux-trois ans une rentabilité de 10 %. Pour l'ensemble du groupe Express-Expansion, une économie de 3 millions d'euros doit être réalisée sur la masse salariale." Christophe Barbier, zélé, a devancé l'appel. Avant même son entrée en fonctions, il est allé voir un à un les rédacteurs en chef pour leur demander de remettre leur mandat. Une clause de cession est ouverte jusque fin décembre. L'objectif, assure-t-il, est éditorial : "Il faut changer. Entre cinq et dix ans, aucun esprit humain n'échappe à l'usure. Nous étions tous usés à la tête de nos services. Je n'ai pas voulu atteindre une masse salariale donnée mais organiser la rédaction que je voulais." Une rédaction réorganisée, rajeunie, appelée à jouer de la transversalité des services, à s'incarner sur le site Web et surtout sur les plateaux de télévision. Autre décision appliquée : la suppression des chroniqueurs extérieurs, "afin que les journalistes de L'Express se réapproprient le contenu". Les stars sont congédiées : Bernard Guetta (politique étrangère), Daniel Rondeau (livres), Claude Allègre (sciences), Jean-Luc Petitrenaud (gastronomie). Seul Jacques Attali, jugé "protéiforme", échappe au coup de balai. Jacques Duquesne, ancien président du conseil de surveillance de L'Express, se dit "surpris par la brutalité de ces départs". Cette réorganisation était en partie prévue avant le départ de Denis Jeambar. Tout éditoriale fût-elle, elle est aussi - d'abord ? - budgétaire : une dizaine parmi les plus hauts salaires de l'ancienne rédaction sont partis, en partance ou déplacés, quitte à voir baisser leurs revenus. Selon qu'ils sont promus ou déchus, les journalistes voient en Christophe Barbier un fédérateur "dynamique et élégant" ou "un monstre froid, exécuteur des basses oeuvres de Roularta", qui leur fait regretter "le bon vieux temps du marchand d'armes capitaliste". L'Express traverse cette zone de turbulences au moment où meurt Jean-Jacques Servan-Schreiber, qui l'avait fondé en 1953. Depuis sa période glorieuse, celle des grands combats historiques pour la décolonisation ou les droits de la femme, l'hebdo hésite sur son identité. Tenté par des "unes" passe-partout sur le salaire des cadres ou les meilleurs lycées de France. Assombri par une tonalité pessimiste-décliniste. Rendu "souverainiste" par les éditoriaux de Jeambar sans l'être pour autant. Moins à droite que Le Point, moins gauche-bobo que Le Nouvel Observateur, moins "anti-élite" que Marianne... mais "plus" quoi ? Au-delà des réformes de structure et de la compression des coûts, trouver ou retrouver cette identité perdue sera le vrai défi de Christophe Barbier.