Scandale Les «dance bars» de Bombay en sursisL'Etat du Maharashtra veut fermer ces lieux qui font vivre 75 000 femmes défavorisées. ur la piste de danse, une vingtaine de jeunes filles vêtues de robes à paillettes ondulent au rythme des tubes de Bollywood, le cinéma grand public indien. Tout autour, dans l'ombre, des hommes enfoncés dans leurs fauteuils matent en sirotant leur bière. Régulièrement, ils tendent un pourboire à leur préférée, qui remercie d'un sourire furtif avant de retourner se donner en spectacle sous les spots multicolores. Soudain, un client se lève pour rejoindre l'une d'elles le temps d'un morceau, aspergeant la belle de billets de banque tout en se déhanchant vigoureusement sur la piste. Bienvenue au Crush, l'un des nombreux dance bars de Bombay, véritable institution de la vie nocturne locale. L'équivalent indien des bars à strip-tease, la nudité en moins. On est en effet très loin des bars à filles thaïlandais où l'on peut faire son choix et repartir avec. Ici, les danseuses sont habillées, et on ne touche pas, on regarde.Défouloirs. Incarnation de l'esprit tolérant de la capitale économique indienne, plus cosmopolite et nettement moins puritaine que le reste du pays, ces défouloirs nocturnes sont aujourd'hui menacés de disparition. Sans crier gare, le gouvernement de l'Etat du Maharashtra, dont Bombay est la capitale, a en effet annoncé le mois dernier son intention de fermer tous les dance bars. Motif : ces lieux auraient «brisé le tissu social de l'Etat» et «corrompu la jeunesse». Une annonce d'autant plus inattendue que cette activité rapporte des fortunes à l'Etat sous forme d'impôts et de taxes. Les danseuses avaient d'ailleurs été autorisées dans les bars, dans les années 70, afin d'augmenter les recettes liées aux taxes sur l'alcool.Dans cette ville où les maisons closes abondent et où les vibromasseurs s'achètent dans des échoppes de trottoir, la décision a logiquement provoqué une levée de boucliers. De la part des propriétaires des bars et des danseuses, bien sûr, mais aussi d'une multitude d'ONG, d'intellectuels et de mouvements féministes. Même la Commission nationale des droits de l'homme a demandé au gouvernement régional de justifier sa décision. Car si tout le monde s'accorde à dire que certains des quelque 1 500 bars visés servent effectivement de couverture à la prostitution et méritent d'être fermés, la plupart sont jugés inoffensifs. Ils ont par contre l'avantage de créer des emplois dans cette ville de 18 millions d'habitants où les pauvres luttent pour garder la tête hors de l'eau. «J'estime assurer un service social», clame carrément le propriétaire du Crush.Recrutées pour leur beauté, les dancegirls sont en effet issus de milieux modestes. Filles de prostituées, d'anciens ouvriers du textile aujourd'hui au chômage ou issues de communautés de danseurs venues d'autres régions, beaucoup vivent dans des bidonvilles. Dotées d'un syndicat, elles sont libres et touchent 70 % des pourboires, ce qui leur permet d'empocher jusqu'a 400 euros par mois, soit l'équivalent de ce que gagne un ingénieur informatique. «Tout dépend de notre performance sur la piste, mais, dans l'ensemble, on s'en sort bien, affirme Sapna, 27 ans, vêtue d'un magnifique sari bleu brodé. Je fais ce boulot depuis bientôt dix ans, mon salaire fait vivre les neuf membres de ma famille.» «Nous sommes analphabètes, nous ne savons que danser, ajoute Nena, mère de trois enfants, maquillée à l'extrême. Si le bar ferme, je n'aurai que deux options : rentrer au village ou me prostituer.»Si elle est appliquée, la décision gouvernementale va en effet mettre au chômage plus de 300 000 personnes, dont environ 75 000 femmes qui, faute d'alternative, ont toutes les chances de se retrouver sur le trottoir. Vu le tollé, le gouvernement a certes promis d'étudier la question de leur réhabilitation, mais la promesse sonne creux. «Ils ne sont pas foutus de créer des emplois, alors au moins qu'ils ne détruisent pas ceux qui existent !», lance Sujata Gothoskar, d'un collectif d'associations de femmes qui a apporté son soutien au syndicat des dancegirls, lequel maintient depuis début avril un sit-in en centre-ville. Sa présidente, Varsha Kale, est récemment montée à New Delhi pour tenter de sensibiliser Sonia Gandhi, la présidente du parti du Congrès, qui dirige l'Etat du Maharashtra. Le gouvernement local étant à ses ordres, la décision est désormais entre ses mains.Pots-de-vin. «Aujourd'hui, ces femmes sont en sécurité, elles ont un syndicat et leurs employeurs les protègent des clients trop entreprenants, argumente Flavia Agnes, une avocate féministe qui représente ce syndicat. Si les bars ferment, elles perdront leurs droits et tomberont entre les mains du crime organisé.» Et de s'interroger: «Si les autorités veulent vraiment lutter contre la prostitution, pourquoi ne s'attaquent-elles pas aux centaines de bordels esclavagistes de cette ville plutôt que de s'acharner sur des filles qui ne font que gagner leur vie en dansant ?» «Sans même parler des bordels, pourquoi ne font-ils pas de distinction entre les bars à putes et les autres ?, renchérit Praveen Aggarwal, de l'Association des propriétaires de dance bars. Nous leur avons fourni la liste des établissements suspects, mais ils n'ont jamais rien fait, car ces bars acceptent de payer des pots-de-vin astronomiques. Nous, nous ne soudoyons que les policiers pour éviter les raids à répétition, mais pas les politiques, c'est pour ça qu'ils nous ciblent.»A en croire cette association, l'interdiction aurait été décidée après son refus de payer un pot-de-vin d'environ 2 millions d'euros réclamé par un parti politique membre de la coalition gouvernementale. «Toute cette histoire est insensée, conclut Prakash Yadav, un petit fonctionnaire qui se présente comme "client occasionnel". C'est vrai que certains bars sont malsains, mais, dans l'ensemble, c'est très bon enfant. Appliquer cette loi de manière unilatérale est stupide. Les dance bars font partie de l'identité de cette ville. Sans eux, Bombay ne serait plus Bombay.»
