Scandale Le mystère de "Frans le chimique" Avec son cardigan bleu, ses fines lunettes rondes et ses cheveux blancs, Frans van Anraat a des allures de retraité passionné de pêche à la mouche. S'il n'avait ce regard fuyant et cet air d'homme aux aguets, on ne croirait pas une seconde qu'il puisse être "le voyageur de commerce de la mort", le "Frans le chimique" décrit par les médias néerlandais. Devant le tribunal de La Haye, appelé à le juger, depuis le début de la semaine, pour complicité de génocide et de crimes de guerre, c'est bien lui, pourtant, qui hoche la tête quand le procureur évoque "Frans Cornelius Adrianus van Anraat, numéro de parquet 09/7510003-04, né à Den Helder en 1942". C'est bien lui qui a été arrêté à Amsterdam, en décembre 2004, pour avoir livré quelque 800 tonnes de substances chimiques au régime de Saddam Hussein dans les années 1980. Grâce au Néerlandais, que l'ONU a présenté comme "l'un des plus grands, voire le plus grand" des intermédiaires industriels de la dictature, l'Irak aurait pu, affirment certains, produire assez de gaz moutarde pour anéantir la population du globe. Cinq mille Kurdes irakiens d'Halabja, deux mille Kurdes d'Iran et des centaines de civils et soldats iraniens ont été victimes des armes élaborées avec le soutien efficace du prévenu. Des photos géantes de certains d'entre eux, défigurés, brûlés, anéantis, étaient brandies par des enfants, lundi 21 novembre, devant le palais de justice où les Pays-Bas ont décidé de traduire le premier génocidaire présumé de leur histoire. Quand les deux avocats du prévenu ont mis en cause la compétence du tribunal et affirmé que l'on ne pourrait pas prouver le lien entre ses livraisons et les souffrances infligées aux populations, l'un des témoins présents, une jeune Kurde assise au banc des parties civiles, a discrètement caché ses larmes dans un petit mouchoir. Van Anraat, lui, regardait ailleurs, se repassant peut-être les images de sa carrière, tellement brillante à ses yeux, ou se demandant pourquoi il n'avait pas empoigné plus tôt les valises qu'il avait préparées pour une fuite imminente. Il s'attendait, paraît-il, à être appréhendé et aurait été alerté par de mystérieux correspondants. S'il est aujourd'hui derrière les barreaux, ce serait seulement parce que les enquêteurs ont décidé d'avancer de 24 heures leur opération. Cet as de l'industrie, ce monstre froid qui a évoqué le principe d'"autodéfense" pour justifier l'utilisation de l'arme chimique par Saddam Hussein, ne possède pas de diplôme. Il a échoué dans ses études avant d'être employé par des bureaux d'ingénieurs. Il y a acquis l'expérience du monde des affaires et il a pu, ensuite, mettre à profit son sens commercial et son entregent pour lancer FCA — comme Frans Cornelius Adrianus — au milieu des années 1980. Débute alors un parcours aussi rapide que sinueux. Le patron de FCA noue des relations au Japon et aux Etats-Unis et il opère simultanément à partir de la Suisse, de l'Italie et de Singapour. Il acquiert partout des produits qu'il achemine en Irak via Anvers et Akaba. Pour mieux masquer ses activités et contourner l'embargo, il organise un système de sociétés- paravents. En 1989, les douanes américaines ouvrent une enquête sur une compagnie qui collabore avec le Néerlandais. Un mandat d'arrêt international est lancé contre van Anraat, qui sera appréhendé à Milan. Bénéficiant d'une libération provisoire il fuit vers Bagdad, où il va vivre jusqu'au début de 2003. Dans l'intervalle, Washington a abandonné ses poursuites. Il se murmure que l'homme d'affaires a informé les Etats-Unis sur l'armement de Saddam. La rumeur dit aussi que s'il a pu alors regagner sans encombre les Pays-Bas, c'est avec l'aide des services néerlandais, pour lesquels il aurait également travaillé. Le procès permettra, peut-être, d'éclaircir le dernier mystère : qui a décidé d'arrêter cet homme visiblement certain d'être protégé ? La réponse ne viendra pas du patron des services secrets néerlandais, car il n'a pas été autorisé à témoigner.