Couronnement Le 20 juin 1837, la jeune Victoria succède à son oncle Guillaume IV sur le trône du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande. Née 18 ans plus tôt, au palais de Kensington, à Londres, elle débute son règne au moment où la monarchie anglaise est au plus mal, discréditée par la longue folie du roi George III et les frasques en tous genres de ses deux fils et successeurs, George IV et Guillaume IV, ce dernier affichant pas moins de dix enfants... illégitimes. La société anglaise souffre par ailleurs de douloureuses mutations induite par la Révolution industrielle. Un observateur publie en 1845 un ouvrage intitulé The two Nations où il met en évidence le fossé qui sépare les riches des pauvres. Dans la capitale, on estime qu'un quart des femmes se prostitue. La démocratie est encore des plus imparfaites et le suffrage universel pas encore établi. Tout va changer pendant les 64 années du règne de Victoria. À la veille de sa mort, la monarchie sera à son zénith et la reine, devenue immensément populaire, à la tête de la première puissance mondiale et d'un empire étendu sur le quart de la planète. Aussi ne faut-il pas s'étonner que le prénom de la discrète jeune fille ait servi à qualifier son époque. Dès 1851, on voit apparaître le qualificatif de «victorien» sous la plume d'un historien.   Une couronne pour deux En 1714, la couronne anglaise avait échu à l'Électeur de Hanovre sous le nom de George 1er. C'est ainsi que son descendant Guillaume IV était roi de Grande-Bretagne et d'Irlande et roi de Hanovre. Mais les deux couronnes furent dissociées à sa mort, le royaume allemand ne pouvant revenir à une femme. Victoria, fille d'Edouard, duc de Kent, frère cadet de Guillaume IV, hérita donc de la couronne britannique cependant que la couronne de Hanovre revint à son dernier oncle. Pendant la Première Guerre mondiale, la dynastie régnante d'Angleterre troqua le nom de Hanovre pour celui de Windsor, du nom de sa principale résidence, pour occulter ses origines allemandes.   Difficile succession Dès son accession au trône, la jeune reine se prend d'affection pour le Premier ministre en exercice, lord William Melbourne (58 ans), homme modéré et sensible. Il a l'honneur d'initier Victoria aux affaires publiques et surtout à la manière de bien tenir son rang. La souveraine montre assez de caractère pour écarter sa mère, l'intrigante duchesse de Kent. Sur un coup de foudre, elle décide aussi d'épouser son cousin, le prince Albert de Saxe-Coburg-Gotha, le 10 février 1840 Celui-ci, qui a le même âge que Victoria, n'éprouve pas la même passion amoureuse, du moins au début de leur union. Mais il joue à la perfection son rôle de mari et de prince consort. Albert, Victoria et leurs neuf enfants vont offrir au peuple britannique l'image idéalisée du bonheur conjugal. Luthérien pieux, Albert importe à la cour britannique des moeurs austères qui donneront à l'ère victorienne une réputation exagérée de pruderie. La famille royale et la monarchie atteignent le summum de leur popularité lors de l'inauguration de l'Exposition universelle de 1851, sous le Crystal Palace, une magnifique construction aujourd'hui disparue. L'Exposition, la première du genre, a été imaginée et conçue par le prince Albert lui-même pour témoigner de la grandeur de l'Angleterre et des espoirs suscités par la Révolution industrielle. Elle débouche sur un magnifique succès. L'Angleterre victorienne Il faut dire que Londres est devenue, avec 2,5 millions d'habitants, la principale métropole mondiale. Le pays lui-même compte 22 millions d'habitants en 1851, soit deux fois plus qu'un demi-siècle plus tôt. Il produit la moitié de tout l'acier du monde. Une législation sociale se met en place dans les années 1850 avec par exemple l'obligation du repos hebdomadaire pour les salariés et des limitations au travail des enfants. Les excès de l'industrialisation et l'enlaidissement du cadre de vie suscitent une réaction intellectuelle et artistique. Dans la peinture s'épanouit le courant préraphaélite. Les romanciers comme Walter Scott exaltent le Moyen Âge. D'autres, comme Charles Dickens, dénoncent la condition faite aux enfants. La société reste fortement hiérarchisée mais l'ascension sociale par le mérite et le travail n'en est pas moins encouragée et bien réelle, selon une tradition toute britannique. La sécularisation de la société anglaise est déjà en marche au milieu du XIXe siècle. Un tiers des Britanniques ne se réclament d'aucune religion... mais tous partagent les mêmes codes sociaux. Les classes populaires et l'aristocratie conservent des moeurs libertines ou dépravées, plus conformes aux traditions de «Merry England», l'Angleterre joyeuse du XVIIIe siècle (voir Barry Lyndon, un chef-d'oeuvre du cinéaste Stanley Kubrick). Ce sont surtout les classes moyennes engendrées par la Révolution industrielle qui se montrent réceptives à la morale rigide du prince Albert. Ces classes moyennes érigent un système de valeurs qui met l'accent sur la chasteté mais aussi sur le travail et le «self-help», d'après le titre d'un livre à succès de 1859 prônant la responsabilité individuelle et un État minimal. La même année est publiée L'Origine des Espèces par Charles Darwin. Cet ouvrage sur la sélection naturelle inspirera des théories moins scientifiques sur le droit des plus forts à dominer les plus faibles. Autant de justifications à venir du colonialisme et du racisme. Notons encore la publication en 1859 de l'Essai sur la liberté du philosophe John Stuart Mill. Cet apologue du libéralisme politique ne pose comme borne à la liberté individuelle que la liberté d'autrui. Pour l'historien Jean-François Gourmay, ces trois ouvrages publiés la même année dessinent les contours idéologiques de la société victorienne ainsi que du monde dans lequel nous vivons encore aujourd'hui. Premiers nuages Le bonheur de Victoria prend fin en 1861 avec la mort prématurée d'Albert, victime de la fièvre typhoïde. Prenant définitivement le deuil, la reine s'isole du monde, jusqu'à susciter parfois des rumeurs malveillantes dans l'opinion publique. La Grande-Bretagne n'en poursuit pas moins sa marche en avant. Après le gouvernement du libéral Peel, farouche partisan du libre-échange économique, se succédèrent en alternance à la tête du gouvernement deux Premiers ministres de grande valeur mais de tempérament et de politique radicalement opposés : le flamboyant conservateur Disraeli et le rigide libéral Gladstone. A la fin du XIXe siècle, l'aristocratie anglaise commence à se détourner avec morgue du commerce. Le pays néglige aussi la formation de ses ingénieurs. De sorte que son leadership en vient à être contesté par l'Allemagne puis les États-Unis. Lord Salibusry, plusieurs fois Premier ministre, doit alors affronter les difficultés économiques, les barrières protectionnistes qui limitent les exportations anglaises et une situation internationale de plus en plus tendue. Les «petites guerres de la reine Victoria» Le règne de Victoria est ponctué par de nombreuses guerres coloniales, dans le but de conquérir de nouveaux territoires ou de mettre à la raison les indigènes des colonies existantes. Ces guerres dans lesquelles les Britanniques bénéficient généralement d'une écrasante supériorité militaire du fait de leur armement ont été qualifiées de «petites guerres de la reine Victoria». Il y a ainsi les guerres de l'opium à la suite desquelles la Chine dût ouvrir ses ports aux commerçants occidentaux. Aux Indes, le gouvernement prend en main l'administration du territoire après la révolte des cipayes en 1857. Londres impose aussi son protectorat à l'Égypte après l'ouverture du canal de Suez, pour protéger la route des Indes, et étend son protectorat au Soudan après la bataille d'Omdurman (ou Omdourman), près de Khartoum, où 8.000 Britanniques massacrèrent à la mitrailleuse 60.000 derviches soudanais. Toutefois, les Britanniques n'ont pas la partie toujours aussi facile... Ainsi essuient-ils de graves défaites face aux Afghans le 2 novembre 1841 et face aux Zoulous le 22 janvier 1879. La guerre de Crimée révèle aussi leur impréparation à de grandes guerres face à des ennemis bien armés. Mais ils n'en arrivent pas moins à dominer le monde selon les vues impérialistes exprimées le 24 juin 1872, à Londres, dans le Crystal Palace, par le Premier ministre Benjamin Disraeli. Celui-ci, ardent partisan des conquêtes coloniales, offre à Victoria ravie le titre d'impératrice des Indes le 1er janvier 1877. Menaces sur l'empire Cette expansion ne va pas sans risque. En 1898, Français et Anglais manquèrent de se battre pour une sombre histoire de préséance à Fachoda, une bourgade dérisoire du Soudan, après que lord Kitchener eût brutalement conquis le pays. Bientôt, les troupes britanniques sont entraînées dans une guerre difficile contre un petit peuple de rudes paysans calvinistes, les Boers d'Afrique du sud. Pour la première fois, on ouvre des camps de concentration avec des barbelés. Quand la vieille reine s'éteint le 22 janvier 1901, la plupart des familles royales d'Europe pleurent une aïeule. Il est vrai que sa nombreuse progéniture a essaimé dans toutes les cours, lui valant le surnom de «grand-mère de l'Europe». Son fils et successeur, le populaire Édouard VII (60 ans), amant heureux et bon vivant, va secouer le corset puritain dans lequel se débat Merry England. Le souvenir du prince Albert s'estompe. Bientôt, on s'étripera dans les tranchées.