Exposition L'art roman, ou l'efflorescence d'un monde nouveau Jusqu'au 6 juin, une exposition au Musée du Louvre célèbre la France romane, bousculant quelques idées reçues sur le Moyen Age.Ceux qui assimilent l'art roman aux châteaux forts et aux croisades, aux chevaliers bardés de fer et aux tournois, seront peut-être déçus par la belle exposition du Louvre. Le "Moyen Age énorme et délicat" est bien là, mais comme Dieu, il est dans les détails : chapiteaux sculptés, manuscrits enluminés, vitraux éclatants de couleurs, reliquaires revêtus d'or et de pierres précieuses, insignes des dignitaires religieux, vases sacrés. Les réalisations spectaculaires de cette époque (950-1150) - églises, basiliques, abbayes, peintures murales - doivent être vues in situ, à Poitiers, à Saint-Savin, Saint-Benoît-sur- Loire, Conques ou Vézelay.Le visiteur de ces lieux devra en revanche éviter de tomber dans un autre cliché. Ces monuments ont été mutilés par le temps et les restaurations massives qu'ils ont subies au XIXe siècle. Nous en avons ainsi, trop souvent, une vision épurée, simplificatrice : blancheur austère et décor minimaliste. Aux antipodes de la vision proposée par Danielle Gaborit-Chopin et Jean-René Gaborit, les commissaires de l'exposition du Louvre.Le château fort n'est pas absent de leur propos. On peut en voir quelques maquettes : grossières constructions de bois perchées en haut d'une butte cernée d'une palissade. Les objets de la vie quotidienne sont représentés : haches, serpettes, rabots. Mais la vie civile semble réduite à sa plus simple expression.L'art qui émerge après l'éclatement de l'Empire carolingien n'émane plus d'un pouvoir royal ou impérial plus ou moins centralisé, mais des communautés monastiques. Les foyers économiques et culturels ne sont plus les villes appauvries, apeurées, mais les abbayes.C'est donc pour la plus grande gloire de Dieu que les artistes travaillent, et rien n'est trop beau pour le célébrer. Les couleurs éclatent dans les pages des manuscrits (l'admirable Apocalypse de Saint-Sever), sur les vitraux, ou sur les tissus, qui viennent souvent de Byzance ou du monde islamique. Les chapiteaux et statues sont également peints. Or, ivoire et pierres précieuses ornent les reliquaires, les vases sacrés ou les reliures des évangéliaires.Contre les idées reçues, le duo met en avant l'éclectisme des artistes. Les chapiteaux présentés en prologue de l'exposition juxtaposent un personnage grotesque avec une double paire d'yeux, coincé entre un dragon et une sirène-oiseau, un Christ à peine élaboré, à la limite de l'art brut, une vie de saint Jean-Baptiste d'un sage réalisme qui se déroule comme une bande dessinée et une "dispute", toute de symétrie, noyée dans des volutes abstraites. "Il ne faut pas rechercher dans l'art roman une unité de style, explique Danielle Gaborit-Chopin. Chaque artiste semble à la recherche d'une nouvelle expression. Chacun propose des solutions différentes, qui peuvent aboutir à un chef-d'œuvre comme à une impasse."Peut-on distinguer des "écoles locales", comme semble le proposer l'exposition ? "Il serait vain de dégager à toute force des styles régionaux, puisque, à l'intérieur d'une même zone géographique, des styles différents coexistent, fait remarquer Mme Gaborit. Il y a individualisation des centres régionaux, mais on ne peut pas véritablement parler d'écoles régionales." Il est certain, en revanche, que cette société émergente, en pleine recomposition, rompt avec la période précédente, celle des Carolingiens, obsédés par le maintien de leurs liens avec le défunt Empire romain.RAFFINÉ ET PRESQUE BARBARELes artistes romans - qui sont loin d'être tous anonymes comme le veut la tradition - ont pourtant quelques caractéristiques communes. Ils ignorent le réalisme et restent indifférents aux proportions. La taille des personnages (ou de certaines parties du corps, comme les mains) est le reflet de leur importance symbolique. Puisqu'ils ne cherchent pas à traduire la réalité sensible et qu'ils ignorent l'abstraction, les artistes puisent leur inspiration dans des formes naturelles qu'ils interprètent, épurent, pour les faire coïncider avec ce qu'ils ressentent du mystère religieux. Par ailleurs, ils travaillent volontiers à partir d'éléments "rapportés", byzantins, islamiques ou antiques, poussant parfois jusqu'à l'art du collage, amalgamant toutes les trouvailles, sans complexes, avec un dynamisme vigoureux.On ressort du Louvre avec l'idée d'un art à la fois raffiné et presque barbare. Certaines pièces, comme les reliquaires qui terminent le parcours de l'exposition, évoquent des "idoles" africaines. On y retrouve le même refus du réalisme, le même symbolisme, le même hiératisme, la même prégnance du sacré. A l'époque romane, écrit Georges Duby dans Le Temps des cathédrales (Gallimard), l'art n'a "d'autre fonction que d'offrir à Dieu les richesses du monde visible, que de permettre à l'homme par de tels dons d'apaiser la colère du Tout-Puissant et de se concilier ses faveurs. Tout le grand art alors était sacrifice. Il relève moins de l'esthétique que de la magie". Et il ajoute : "Comment le christianisme de l'an mil, prosterné devant des reliquaires, aurait-il osé s'attacher à ce que le Christ avait d'humain ?"Enfin, l'art roman, poursuit l'historien, est un art initiatique. Il est chargé de transposer en formes simples la structure harmonique du monde. C'est un révélateur : "L'art est un discours sur Dieu, comme la liturgie et comme la musique." C'est pour cela qu'il procède par symboles. Que les objets soient monument, peinture ou pièce d'orfèvrerie, décor sculpté ou peint, tous "présentent du monde une glose, une élucidation". Leurs formes ne s'adressaient pas aux foules, insiste Duby, mais à une étroite élite cultivée. Si l'art roman joue parfois la pédagogie, "l'intention éducative demeura marginale dans les créations artistiques de cette époque : c'est une esthétique close, introvertie, faite pour des "hommes purs"."Mme Gaborit conteste ce parti pris univoque. "S'il est vrai qu'à cette époque, l'art sort tout entier de l'Eglise, qui est la seule force cultivée, les grands tympans des édifices religieux sont de véritables leçons données aux fidèles. Les vies de saints peintes sur les parois des sanctuaires jouent le même rôle. Il y a là une véritable pédagogie. Par ailleurs, les reliquaires étaient sortis lors des processions, pour les fêtes ; ils procédaient à l'émulation des fidèles. Il est certain, en revanche, qu'il y a deux niveaux de lecture dans l'art roman : un accès immédiat, pour le plus grand nombre, et un message caché qui s'adresse aux élites. Mais cette nécessité de toucher les fidèles est plus perceptible qu'à l'époque gothique, quand l'art émanera de la cour royale."
