Exposition L'Art nouveau, ou l'ambition de refaire constamment la vie entière La Belgique se remettra-t-elle jamais d'avoir laissé détruire par des promoteurs immobiliers trop proches d'hommes politiques douteux la Maison du peuple de Bruxelles, joyau de l'Art nouveau conçu par Victor Horta ? Elle s'applique, en tout cas, depuis trois décennies, à faire revivre la flamme d'un mouvement qui, de 1895 à 1905, révolutionna l'architecture, donna leurs lettres de noblesse aux arts décoratifs et sema, dans la capitale belge, les graines d'une esthétique appelée à contrebalancer la laideur de la vie quotidienne et la tristesse du cadre urbain. Les Musées royaux du Cinquantenaire, à Bruxelles, prennent leur part à la commémoration du 175e anniversaire du pays, avec une belle exposition qui réhabilite les initiateurs de l'Art nouveau belge. Héritiers de différents courants, ils jetèrent aussi les bases du design du XXe siècle en affirmant qu'il fallait concilier le caractère fonctionnel d'un objet à sa forme esthétique. Quatre cent cinquante objets (les deux tiers sont issus de collections privées) offrent une vision passionnante de l'évolution des arts décoratifs et des goûts. Claire Leblanc, commissaire de l'exposition, Parisienne diplômée de l'Université libre de Bruxelles, est parvenue, grâce à une habile scénographie, à éviter l'effet d'accumulation qui risquait d'étouffer le visiteur. En se promenant entre mobiliers, pièces d'orfèvrerie et objets design au fil des trois espaces (XIXe, Art nouveau, XXe), celui-ci a davantage le sentiment d'avoir saisi l'ambition d'un projet que celui d'avoir survolé cent trente ans d'une histoire dont on aurait voulu, à tout prix, lui montrer le fil conducteur. La Belgique était, au début du XIXe siècle, la deuxième puissance économique de l'Europe, derrière la Grande-Bretagne. Les institutions du jeune royaume (né en 1830) favorisaient le libéralisme et les entreprises, le pays se transformait rapidement et une riche bourgeoisie d'affaires allait y naître. Le secteur décoratif allait suivre le mouvement, pour unir l'art à l'industrie. Des créateurs comme Victor Horta, Paul Hankar, Henry Van de Velde, Philippe Wolfers ou Gustave Serrurier-Bovy entendent rompre avec l'art de leur époque et imposer de nouveaux standards. Ils veulent briser les règles des styles "néo" tournés vers le passé et dans lesquels leurs prédécesseurs ont recherché l'expression d'une improbable identité nationale. "COMBATTRE LA LAIDEUR" Ils s'inspirent à la fois du mouvement britannique Arts and Crafts, qui prône un langage plus simple dans l'architecture et le mobilier, de l'art japonais pour son traitement de la ligne et des arts du feu d'Extrême-Orient, qui les ouvrent à l'esthétique de la céramique et du verre. Horta ajoute son goût pour le rococo. Van de Velde et Serrurier-Bovy sont davantage imprégnés d'idéaux sociaux. Ils pensent que les classes laborieuses ont, elles aussi, droit au beau et ils se rallient aux propos de l'avocat Edmond Picard, fondateur de la revue L'Art moderne, qui plaide pour "un Art qui se mêle de toutes choses et refait constamment notre vie entière, pour la rendre plus élégante, plus digne, plus riante et plus sociale". C'est un "mouvement miraculeux", selon l'expression de Claire Leblanc. Et s'il suscite autant d'intérêt un siècle plus tard, c'est pour son radicalisme autant que pour les objets qu'il a réalisés. "Combattre la laideur" était l'un de ses slogans. Ses protagonistes étaient écoeurés d'avoir vu répétées à l'infini les mêmes formes issues du passé. L'Art nouveau va inventer un répertoire d'ornements pour les intérieurs et les façades. "Tantôt abstrait et basé sur des jeux d'arabesques, tantôt figuratif et foisonnant de figures féminines ondoyantes, de plantes et d'animaux", explique Françoise Aubry, conservatrice du Musée Horta à Saint-Gilles. Les architectes vont donc bâtir les lieux les plus harmonieux pour eux-mêmes, pour leurs amis artistes ou pour de riches commanditaires désireux de prouver leur bon goût et leur ouverture d'esprit. Les milieux conservateurs belges qui, à l'instar d'Edmond de Goncourt ou d'Arsène Alexandre, dans Le Figaro, dénonçaient ce "délire de laideur", allaient assister avec bonheur au déclin de l'Art nouveau. Entre-temps, Henry Van de Velde, le plus radical et le plus intransigeant des participants à cette aventure, s'était exilé à Berlin. La hargne de ses adversaires devait le poursuivre jusqu'en 1925, quand le leader socialiste Emile Vandervelde lui proposa d'être le commissaire de la Belgique à l'Exposition universelle de Paris. La presse conservatrice allait lancer une violente campagne, affirmant que Van de Velde était, comme l'écrivait La Nation belge, "moins que quiconque qualifié pour représenter notre pays à titre officiel, et surtout pas auprès de la France". C'est le discrédit qui frappa en Belgique l'Art nouveau jusqu'en 1960 environ qui autorisa des destructions de mobiliers et de bâtiments, dont la Maison du peuple était le plus emblématique. Les esprits ont bien changé : on considère aujourd'hui en Belgique que van de Velde et ses comparses sont d'excellents ambassadeurs. A partir de 2007, un Musée de l'Art nouveau devrait d'ailleurs ouvrir ses portes dans le parc du Cinquantenaire. Art nouveau et design, les arts décoratifs de 1830 à l'Expo 58, Musée royaux d'art et d'histoire, Musée du Cinquantenaire, Bruxelles. Tél. : (00-32) 02-741-72-11. Du mardi au dimanche, de 10 heures à 17 heures, jusqu'au 31 décembre. De 5 € à 9 €. Catalogue 29,95 €. Sur Internet  : www.mrah.be.