Annonce La guerre entre narcotrafiquants a fait plus de 1 000 morts en 2004.«Bienvenue à Tijuana.» Le message est simple, court, posé sur une couverture située sur le pont des Amériques qui sépare cette ville mexicaine de la «gringa» San Diego (Californie). La couverture recouvre deux cadavres en état de décomposition. Deux hommes, étranglés. Depuis plusieurs semaines. Deux lieutenants d'un certain Mario Ismael El Mayo Zambada, membre du cartel de Juárez, (ville frontière entre l'Etat de Chihuahua et celui du Texas). Deux tueurs à gages aux ordres de l'une des plus puissantes organisations criminelles d'Amérique latine, retrouvés sur les terres de leurs ennemis du cartel de Tijuana en cette fin d'année 2003. Les premiers d'une longue liste qui, en octobre 2004, atteignait le chiffre de 1 000 morts. Cent par mois, trois par jour.«C'est une véritable guerre que se livrent les différents cartels mexicains. Ils sont en train de se détruire», annonce José Luis Santiago Vasconcelos, le chef de la lutte antidrogue, qui dirige, au ministère de la Justice, le Bureau d'enquêtes spécialisées sur la délinquance organisée (Siedo). Une guerre de territoires qui démarre après l'arrestation par les policiers fédéraux mexicains de plusieurs leaders de ces cartels, dont celle d'Osiel Cárdenas Guillén, en mars 2003, qui dirigeait le cartel du Golfe (sur la côte caraïbe). Les têtes pensantes derrière les barreaux, les chefs qui restent, comme les frères Carrillo Fuentes (Ciudad Juárez) et Arrellano Felix (Tijuana), se disputent les différentes villes clés à coups d'alliances et d'assassinats. Dernier champ de bataille en date : Cancún, la célèbre station balnéaire de la côte caraïbe qui accueille chaque année des centaines de milliers de touristes. Résultat : 12 morts au cours de la dernière semaine du mois de novembre, dont trois «fédéraux» et deux indics. Pour le directeur de l'hebdomadaire Zeta, Jesús Blancornelas, l'un des meilleurs spécialistes de la question, les motifs de cette violence sont clairs : «Cancún est le point d'entrée de la cocaïne sud-américaine au Mexique», avant d'être exportée aux Etats-Unis.Les hostilités ne semblent pas terminées, loin de là. Dans un récent rapport sur la question, le Siedo explique que «la vague de violence entre les bandes organisées se poursuivra jusqu'à la mi-2005 au moins, avec une augmentation des exécutions des membres opérationnels par le biais d'affrontements directs ou par des embuscades».Réseaux. L'enjeu de ce conflit dépasse les limites du Mexique. Si l'on en croit le dernier rapport annuel de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime organisé, l'activité des cartels mexicains s'étend bien au-delà de la frontière. «Depuis dix ans, des organisations de trafiquants mexicains contrôlent une part de plus en plus importante du marché, introduisant clandestinement la drogue du Mexique par la frontière terrestre et contrôlant les réseaux de distribution dans tout l'ouest et le midwest des Etats-Unis.» Et les cartels mexicains ne limitent pas leurs activités au seul trafic de cocaïne produite dans les Etats andins. Ils diversifient leur offre. A côté des produits traditionnels, cannabis (63 % des importations américaines de drogue) et cocaïne, ils font passer la frontière à des méthamphétamines produites dans des laboratoires locaux, mais aussi à de l'héroïne. Cette dernière provient de pavots cultivés sur place ou dans des pays comme la Colombie. Selon les autorités mexicaines, 90 % de l'héroïne saisie sur leur sol serait destinée à alimenter les dealers des métropoles américaines.Une situation qui oblige les différents corps de police des deux côtés de la frontière à travailler de concert. Le 20 décembre, par exemple, la DEA (Drug Enforcement Administration, le service antidrogue américain) annonce qu'elle offre 5 millions de dollars à quiconque lui donnera des pistes sur l'endroit où se cacherait l'un des narcotrafiquants historiques, Joaquín Guzmán Loera, plus connu comme «El Chapo». Ce dernier a été proche de plusieurs gros trafiquants depuis les années 80, avant de monter son propre cartel. Arrêté, il s'évade début 2001. Il est devenu célèbre après la découverte en 2004 des «narcotunnels» creusés par ses hommes pour faire passer leurs cargaisons sous la frontière. Aujourd'hui, personne ne sait où il se trouve, même si certaines pistes convergent vers le Guatemala. Pour Jesús Blancornelas, «El Chapo Guzmán a même organisé un groupe de type paramilitaire, doté d'armes sophistiquées. Il les a entraînés dans le but d'affronter "Los Zetas" [les Z, sans aucun rapport avec le journal du même nom], un groupe aux ordres d'Osiel Cárdenas composé de déserteurs de l'armée.» La majorité de ces hommes provient des troupes d'élite et dispose d'une spécialité (explosifs, télécommunications, renseignements, arts martiaux).Corruption. L'arrestation de quelques grands narcos a donc conduit à une redistribution des cartes, un peu à l'image de la Colombie après l'arrestation ou la mort des chefs des deux grands cartels de Medellín et de Cali. Les groupes se sont atomisés en petites organisations. Ces nouvelles structures sont plus difficiles à combattre car elles multiplient les occasions de corruption des autorités. De l'avis même d'un policier qui a participé à des opérations coups de poing dans différentes régions du Mexique, la corruption des autorités locales reste un des problèmes majeurs.Pour preuve, l'affiche qui orne l'entrée des antennes de police de la ville de Ciudad Juárez. Les portraits de quatre hommes, trois agents de la police judiciaire de l'Etat de Chihuahua et leur chef, suspectés d'avoir participé à l'affaire dite des narcofosses. En janvier 2004, une opération conjointe des fédéraux mexicains, aidés de l'armée, et du FBI, met à jour dans une villa d'un quartier huppé un cimetière clandestin, où sont enterrés onze hommes. D'après les autorités, onze victimes de règlements de comptes au sein du cartel de Juárez et des exécutions de concurrents potentiels appartenant à d'autres organisations. Plusieurs personnes ont été arrêtées. Les flics accusés, eux, courent toujours.Inefficacité. Mais la corruption n'épargne personne, ni les autorités fédérales ni la classe politique. A Cancún, de l'aveu même de José Luis Santiago Vasconcelos, le chef de la lutte antidrogue, la plupart des agents fédéraux chargés de la lutte contre le trafic de drogue dans cette ville sont soupçonnés de complicité avec les narcos. Combatif, mais sans illusions, José Luis Santiago Vasconcelos déclarait à la presse en novembre : «Les trafiquants n'ont pas de limites, les affronter, c'est comme affronter Cassius Clay sur un ring les deux mains attachées dans le dos.» Plus radical que le fonctionnaire fédéral, Jesús Blancornelas tonne : «L'action des autorités policières est inefficace. Elles sont infiltrées par les hommes des cartels. La priorité est de traquer les flics pourris avant de s'attaquer aux trafiquants.»
