Annonce Johann Le Guillerm, sorcier de la matière et du temps En dix ans et deux spectacles, cet équilibriste, manipulateur d'objets et inventeur de machines est devenu une figure marquante des arts de la piste : il présente son dernier spectacle, "Secret", et tout son univers à La Villette, à Paris, jusqu'à fin avril.C'est l'histoire d'un garçon qui, petit, voulait devenir baladin. "Partir sur les routes avec un vélo, et une poule sur le porte-bagages, qui m'aurait pondu un œuf tous les matins." Aujourd'hui, Johann Le Guillerm n'a ni poule ni vélo, mais des caravanes et un chapiteau - "vert, parce que c'est la couleur maudite du théâtre" - posés, en ce début février, sur un parking battu par les vents de la ville nouvelle de Sénart, entre le centre commercial géant et les champs de pomme de terre. Il est bien devenu baladin, cet homme étrange qui sans doute n'était destiné à rien d'autre. Il est même devenu en dix ans, depuis la création de son premier spectacle-culte, Où ça ?, une des grandes références du cirque contemporain. Et c'est chaussé de ses incroyables poulaines de fer de baladin du futur qu'il a offert au dernier Festival d'Avignon un de ses spectacles les plus marquants et les plus singuliers, ce même Secret que l'on peut découvrir jusqu'à fin avril à La Villette (Le Monde du 22 juillet 2004).Les extrémités allongées par ces poulaines-prothèses, les jambes et le torse enserrés dans un pantalon étroit comme des chausses moyenâgeuses, le haut du corps couvert par une cape rouge à grand col méphistophélique, Johann Le Guillerm, dans Secret, se livre à un saisissant dialogue avec la matière. Il est à la fois fauve et dompteur, montreur de machines de rêve ou de cauchemar, inanimées et pourtant douées d'une vie propre, et homme-machine animé par ses prothèses. Il fait danser des bassines de métal comme des derviches tourneurs, traverse la piste, ses écailles de fer au bout des pieds, sur des goulots de bouteilles de verre, en un moment d'une insoutenable tension, bâtit avec des livres des tours qui finiront par le coincer et l'écraser, chevauche des hérissons de ferraille. Etranges secrets que ceux de ce mage, ou druide, d'un nouveau genre, visage taillé à la serpe, cheveux blonds ras sur l'avant, se prolongeant dans le dos en deux fines tresses."CIRCUMONVOLUTIONS" Mais Secret n'est que la partie émergée de l'étonnant iceberg Le Guillerm, et la programmation de La Villette permet d'en savoir un peu plus sur cet artiste qui trace un parcours singulier, inventant son propre langage, avec son alphabet, son vocabulaire et sa grammaire inventés de toutes pièces. Le public peut ainsi visiter L'Observatoire, la roulotte où Johann Le Guillerm expérimente ses mystérieuses constructions mentales qui deviendront sculptures ou machines, en une sorte de cosmogonie née de son big-bang personnel.Une expérimentation qui part, comme toujours avec les savants fous, de trois bouts de ficelle ou presque : c'est à partir d'élastiques, de pelures d'oranges, de boules de pâte séchée ou de coquilles d'escargots que Le Guillerm mène sa recherche autour de la matière minimale : le point, qu'il découpe, divise, observe sous toutes les coutures, fait rouler pour en examiner les traces. Des traces qui sont dûment reproduites sur papier et répertoriées en une rigoureuse nomenclature. Ces "circumonvolutions", comme il les appelle, ces labyrinthes enroulés sur eux-mêmes, en perpétuelle mutation, ont aussi donné lieu à une sculpture-installation évolutive, visible elle aussi à La Villette : La Motte, "phénomène de cirque minéral et végétal" tournant sur lui-même comme une petite Terre.Est-ce parce qu'il est allé aussi peu à l'école que Johann Le Guillerm réinvente le monde avec une telle liberté, réinterrogeant les notions d'équilibre, de point de vue, d'ordre, d'évolution, de temps en une démarche discrètement mais profondément subversive, une "science de l'idiot" clairement revendiquée ?"L'école, ce n'était pas mon truc", dit-il tranquillement, avec ce calme et cette concentration qui toujours semblent l'habiter. "J'étais considéré comme provocateur. Pourtant je ne faisais pas grand bruit. Mais je faisais le fakir pendant les cours, par exemple : je m'enfonçais des aiguilles dans la peau, pour éprouver la sensation. Ou je m'écroulais doucement sur mon bureau, et je finissais allongé par terre."La vraie vie de Johann Le Guillerm se déroule sur un autre terrain de jeu : celui, immense et libre, de la campagne sarthoise, où il vit avec ses parents, père plasticien et mère céramiste, qui, bien dans les utopies de ces années-là, sont venus vivre au vert et ont construit leur propre maison. Avec ses deux frères, qui deviendront plasticien et bâtisseur de maisons écologiques, Johann Le Guillerm fait le clown - sa première vocation - et le magicien, et investit les terrains vagues riches de trésors délaissés : "C'était un espace de liberté totale : on pouvait casser, brûler, rapporter ce qu'on voulait et le triturer dans l'atelier de notre père." Transformer, en alchimiste, des choses sans âme et leur donner une nouvelle vie.En lisière de décharge viennent aussi se poser, de temps à autre, d'autres visiteurs : les Gitans, qui fascinent les fils Le Guillerm, et surtout Johann : "On ne leur parlait pas, ils nous faisaient peur ; mais ils représentaient l'ailleurs, le fait qu'un ailleurs était possible." C'est là que Johann Le Guillerm rêve de devenir baladin, ou colporteur. "Pour moi, le cirque, c'est cela, la vie nomade. Et la piste, le chapiteau. Cet espace ancestral est une architecture de l'attroupement et, surtout, permet la multiplicité des points de vue sur son point central. Et puis il ne faut pas oublier que le cirque est un métier de voleurs de poules, les pieds dans la boue des chemins. Il y a encore peu, nous dépendions du ministère de l'agriculture, pas de celui de la culture. A force d'avoir voulu anoblir le cirque, on l'a dénaturé. Mais le cirque n'a pas besoin d'être anobli : il a sa propre noblesse."Totalement inassimilable au système scolaire, Johann Le Guillerm intègre à 16 ans, en 1984, la première promotion du Centre national des arts du cirque (CNAC), qui ouvre ses portes à Châlons-en-Champagne. Formation de clown et d'acrobate. Pratique intensive du fil-de-fer, qui lui apprend que "la recherche de l'équilibre passe toujours par l'acceptation de déséquilibres". Passages par Archaos, Dromesko et le Cirque O, mais Le Guillerm n'est soluble dans aucun autre univers que le sien. Il crée sa compagnie, Cirque ici, et son premier spectacle, Où ça ?, qui, déjà, mêle recherche sur l'équilibre et manipulation d'objets."Pour moi, le cirque relève de pratiques minoritaires et universelles. Minoritaires parce que peu pratiquées, mais universelles parce que pratiquées partout." Et Johann Le Guillerm d'expliquer qu'il cherche juste à provoquer, dans l'esprit du spectateur, un petit "chaos mental". Pour regarder le monde autrement, se défaire des évidences. Et de rappeler, amusé, qu'il n'y a pas si longtemps les hommes étaient persuadés, en toute rigueur scientifique, que la Terre était plate... Au centre de son cirque, Johann Le Guillerm fait bien sa révolution - ce mot qui désigne à la fois le tour complet d'un corps sur lui-même et un changement radical.Fabienne DargeUn spectacle, une sculpture, un laboratoireSecret, conception, mise en piste et interprétation de Johann Le Guillerm : à 20 h 30 les mardi, mercredi, vendredi et samedi, et les lundis 14 mars, 28 mars et 11 avril. Relâche jeudi et dimanche. Durée : 2 heures. De 13 € à 18 €.La Motte, sculpture-installation, et L'Observatoire, le laboratoire itinérant de Johann Le Guillerm, sont en accès libre les jours de représentation de 19 h 15 à 20 h 15 et de 22 h 15 à 23 h 15.Espace chapiteaux, parc de La Villette, Métro Porte-de-la-Villette. Tél. : 01-40-03-75-75. Jusqu'au 30 avril.Autres sites.Après Calais, Berlin, Munich, Avignon, Anvers, La Rochelle, Bourges, Bordeaux et Paris, l'ensemble du projet part en tournée à Lannion (Côtes-d'Armor) du 12 au 18 mai, à Boulazac (Dordogne) du 26 mai au 4 juin, à Montpellier (Hérault) pour le Printemps des comédiens, du 12 au 24 juin, à Brioux-sur-Boutonne (Deux-Sèvres) du 2 au 9 juillet. Puis reprise de la tournée en septembre.
