Anniversaire Jean Paul Gaultier, trente ans d'avant-gardeL'anneau d'argent à l'oreille droite ? Abandonné. La marinière rayée qui l'a rendu célèbre ? Troquée contre une chemise noire. La houppette blond oxygéné de sa coupe à la Tintin ? Gommée, pour des mèches plus courtes, mieux ordonnées, légèrement cendrées. Mais Jean Paul Gaultier a gardé son corps d'athlète, sa démarche souple et volontaire, sa joie de vivre et son enthousiasme communicatifs. A deux heures du défilé-rétrospective qui fête ses trente ans de mode, mardi 3 octobre, dans l'ancien palais de la Mutualité, "L'Avenir du prolétariat", au 325, rue Saint-Martin, à Paris, où il installa en 2004 ses ateliers, Jean Paul Gaultier est excité comme un gamin qui redécouvre les jouets de son enfance. Son visage, serein et souriant, cache pourtant une vive "émotion et beaucoup de stress". Défilés mémoire1976. Première collection femme : Perfecto en cuir noir, bustier rock, tutu en tulle ivoire, finitions jeans.1977. "Les Plongeuses", en palmes à talons aiguilles.1980. "Hig-tech" : robe sac poubelle gris, bijoux en boîte de conserve, boule à thé, éponge métallique, sac cendrier.1983. "L'Homme objet" : en pull marin dos nu. Un défi au machisme.1984. "Barbès" (collection automne-hiver) : le fameux bustier à seins cônes pointus en velours parme.1984. "Et Dieu créa l'homme" (printemps-été) : la jupe pour homme.1986. "Les Constructivistes" : une collection russe cyrillique.1987. "La concierge est dans l'escalier" : un masculin-féminin parisien.1991. "French cancan à la Toulouse-Lautrec" : dans un total look pied-de-poule.1993. "Les Rabbins chics" (aut.-hiver) : en ciré noir, hommage au peuple juif.1993. "Tatouages et piercings" (printemps-été) : romantisme et spiritualité façon hippies.1999. "Divine Jacqueline" : pull marin haute couture en fourreau-bustier à dégradé de plumes d'autruche.2000. "Les Indes galantes" : grande robe aux mille volants de tulle kaki, posés un à un, à effet camouflage.2004. "Les Gitanes" : blouse de dentelle bronze, manches volantées et jupon assorti.[-] fermerSur les portemanteaux d'une pièce dérobée du rez-de-chaussée attendent, numérotées, avec les noms, photos et mensurations des mannequins, tailles et pointures, les trente-cinq tenues historiques qu'il a sélectionnées pour raconter l'histoire de sa passion. Sa pièce préférée ? "Ma première, dit-il sans hésiter, une pièce que personne ne connaît." Elle date de son premier podium, en 1976, au Palais de la découverte. Un Perfecto en cuir noir vieilli porté sur un corset de satin, piqué de clous métalliques, avec un long "tutu" en tulle, surpiqué à la façon d'un jean. "Elle représente tout ce que j'aime : le monde de la moto, le côté motard-rock", constate-t-il.Un ensemble qui n'a pas pris une ride. Tout est déjà là. Les mariages impossibles qui trente ans plus tard seront en vogue. Mêlant les genres, le bon et le mauvais goût, comme il a su si bien le faire tout au long de sa carrière pour casser les codes bien-pensants. Il a dessiné les 400 tenues de "Confessions Tour", la dernière tournée de Madonna, seize ans après avoir créé les corsets et seins coques de son "Blond Ambition Tour"."La dérision est un de mes grands moteurs, confiait-il au Monde en 1982, l'année de sa ligne dadaïste. J'adore remettre en cause les idées établies, démolir les vêtements bon chic bon genre, et, au contraire, anoblir les vêtements vulgaires." La vulgarité est moins une apparence physique qu'une attitude morale, se plaisait-il à dire. Il n'a pas changé. Le "voyou de luxe", comme titrait à l'époque le quotidien de la rue des Italiens, revendique plus que jamais le droit à la différence.A contre-courant de la tendance ado-anorexique des modèles, il a choisi pour son défilé-mémoire une mannequin "extrêmement ronde". Laquelle, Velvet, prendra un plaisir non dissimulé à gambader en corset, jarretelles et mousseline noire à l'heure fatidique. Quelques minutes avant le défilé, il l'aidait encore à mémoriser le podium, guidant ses pas sur le sol noir laqué. "En Angleterre, les gens sont attirés vers la différence. En France, ils ont toujours un regard réprobateur", souligne cet anticonformiste. Se souvenant avec tendresse du film Pain et chocolat, où le héros choisit de changer d'identité pour être intégré, au risque de devenir son " extrême inverse", Jean Paul Gaultier insiste : "Soyez vous-même et aimez-vous comme vous êtes."Pour marteler ce droit à la différence qui le taraude, il alignera les provocations. En 1983, le créateur fait défiler "l'Homme objet" en pull marin dos nu pour conjurer le machisme. En 1984, il lance la mode unisexe et met des jupes aux mâles. D'où ce costume gris perle à rayures qui parade ici, et dont une des jambes devient fourreau. Il ira même jusqu'à lancer la ligne de cosmétiques et de maquillage Le Mâle.C'est aussi, en 1993, la collection juive des "Rabbins chics", interprétée ce mardi par Tegan, une rousse de 1,80 m en long ciré noir sur un pantalon latex noir et or, coiffée du tambourin juif bordé de fourrure. Revendication encore avec la collection des "tatoués et percés", dix ans avant que la mode ne se généralise.Comme dans un tour de passe-passe, ce grand timide, qui a coprésenté en 1993 l'émission de télévision anglaise "Eurotrash" (avec Antoine de Caunes) pour vaincre son complexe, pointe, sur les pendants, ses créations favorites, qui sont chaque fois une performance technique dans le travail des matières et la finition. En 1986, les mélanges cuir, acrylique, vinyle, strass et paillettes donnaient naissance aux "Constructivistes" et à cette robe motard sans manche, portée par Suzana, aux escarpins cachés sous des chaussettes. Les astuces et trompe-l'oeil, dont les créateurs d'aujourd'hui sont friands, font le piquant de la robe "relevée-retroussée", dite Juliette Gréco, dans la série "Existentialiste" (1982), dont le porte-jarretelles est un porte-cigarettes.Au milieu de ses chiffons, "l'enfant terrible de la mode" - que ce surnom agace, il a passé l'âge - pose un regard tendre sur chacun des modèles, ses enfants. "Cette robe guêpière, aux seins coques (archipointus) en velours bouillonné mauve, c'était la collection "Barbès", 1982, et déjà la globalisation dont on parle tant aujourd'hui, se souvient-il. C'était l'idée des femmes africaines qui venaient avec leurs traditions et leur culture boubou mêlées à nos redingotes. On va peu à peu vers un métissage total."Il est 13 heures. Les gardiens du temple, de noir vêtus, sont aux aguets : dans un peu plus d'une heure, les 600 invités, dont 400 journalistes et photographes, se bousculeront devant la porte monumentale de ce palais de la Mutualité. Le rendez-vous est d'importance. La rétrospective marquera les temps forts de la carrière du jeune banlieusard d'Arcueil (Val-de-Marne) qui a tout appris de sa grand-mère avant d'être embauché, le jour de ses 18 ans, par Pierre Cardin.Sur deux étages, les 60 modèles, en jeans ou mini, s'abandonnent aux 80 coiffeurs et maquilleurs et presque autant d'habilleurs et habilleuses. Rouleaux, pinces et résilles mettent en plis les mèches rebelles. Sur les comptoirs, fards, crayons, pinceaux font les yeux charbonneux, les lèvres carmin et les joues roses. A 14 h 35, Faïza, la directrice du studio de création, appelle les mannequins par leur nom et par ordre d'apparition : Agyness, Suzana... En un clin d'oeil, filles et garçons sont métamorphosés. Puis c'est le noir dans la salle d'apparat, haute comme une nef. Et les personnages nés de son imagination décapante reprennent vie. Jusqu'au sportif en teddy lamé coupé en minirobe de l'été 2007. La gouaille de la banlieue mariée à l'élégance couture, sans frontières ni tabou. Formidable démonstration de trente ans d'avant-garde.
