Exposition Jean Clair, érudit provocateur: quelques jours de l'ouverture au public de l'exposition "Mélancolie", le 13 octobre, au Grand Palais à Paris, le commissaire, Jean Clair, s'occupe des derniers préparatifs. Dans une petite salle ovale, il supervise l'accrochage du Cleptomane de Théodore Géricault, qui jouxte un petit Goya et un chef-d'oeuvre de Vincent Van Gogh, le Portrait du docteur Gachet.Jean Clair travaille sur ce projet depuis 1993. De façon opiniâtre. La patience paie : il a obtenu des prêts inespérés même dans ses rêves les plus fous, comme ce Zurbaran du Musée de Cleveland, ce Cranach du Musée d'Unterlinden ou Le Moine au bord de la mer de Caspar David Friedrich.Le conservateur a vaincu les réticences des grands musées, toujours plus frileux à prêter des oeuvres majeures. Et, de guerre lasse, les autorités de tutelle l'ont laissé mener à terme son projet pharaonique. "On m'a demandé de changer le titre de l'exposition, mais j'ai tenu bon", se félicite-t-il. Pour rien au monde il n'aurait cédé sur le sens d'un mot.Jean Clair est son nom de plume. Son premier roman chez Gallimard en 1962, Les Chemins détournés, avait été signé sous ce pseudonyme étonnant pour un homme fasciné par la part de l'ombre. Cet intellectuel vit sous une double identité : dans le civil, il s'appelle Gérard Régnier et dirige depuis 1989 le Musée Picasso, le troisième établissement le plus visité de Paris, qu'il s'apprête à quitter, après l'avoir bien servi, le 20 octobre, quand il fêtera ses 65 ans. "Deux appellations, c'est agréable. Je peux écrire sous le nom de Jean Clair ce que je ne pourrais pas me permettre sous mon nom de fonctionnaire." Allusion à peine voilée aux pamphlets signés par cet érudit élevé dans la plus pure tradition de l'histoire de l'art classique ancien élève d'André Chastel et du philosophe Jean Grenier à la Sorbonne et brillant étudiant d'Harvard. Il est devenu conservateur un peu par hasard, quand l'académicien André Chamson, directeur des archives de France, lui a soufflé : "Si vous voulez écrire, ne devenez pas professeur, mais songez à devenir conservateur de musée. Cela laisse des loisirs."C'est ainsi que Jean Clair, alors fugitivement proche de l'Union des étudiants communistes, a été reçu à ce nouveau concours en 1966. "Conservateur, c'est le dernier métier aristocratique qui reste dans ce monde moderne", dit-il.Cette vie pourtant très active - il a organisé une dizaine d'expositions majeures - lui laisse effectivement le temps d'écrire une trentaine d'ouvrages. De savantes monographies d'artistes, des essais magnifiques, comme Méduse, et même un très libertin Court traité des sensations. Persuadé d'avoir vécu "l'âge d'or des musées", il redoute "que dans dix ans il n'y ait plus que des énarques à la tête de ces institutions"."C'est l'un des plus grands historiens de l'art qui aient tenu compte de l'importance du XIXe siècle pour comprendre la modernité au XXe siècle", dit de lui Dominique Païni, directeur de la Fondation Maeght. En ajoutant que le conservateur "ne craint pas, de façon parfois héroïque, de s'attaquer à des statues de commandeur". D'où un caractère parfois excessif. Et un goût aiguisé de la provocation. "Beaubourg, ce n'est que par hasard qu'il s'agit d'un musée ; il pourrait aussi s'agir d'un grand magasin, d'une école, d'un entrepôt, d'un garage...", peut écrire Jean Clair.Il est le premier à réviser l'histoire des surréalistes et à souligner les travers totalitaires d'André Breton. Une partie de l'intelligentsia parisienne n'apprécie pas ce trublion. Les écrivains Alain Jouffroy et Annie Lebrun prennent la plume pour le lui dire. Cela ne l'émeut guère. "Mes origines populaires et paysannes m'ont permis de ne jamais être attaché à un milieu", rétorque ce fils d'un cultivateur socialiste du Morvan et d'une mère, fervente catholique, née en Mayenne.Le conservateur au savoir encyclopédique, nourri de sciences et de psychanalyse, fascine mais en énerve plus d'un quand il attaque l'art contemporain. Comment un des tout premiers défenseurs de Boltanski, Viallat et Sarkis, au début des années 1970, dans les Chroniques de l'art vivant, devenu commissaire de l'exposition phare sur Marcel Duchamp à Beaubourg en 1977, peut-il défendre vingt ans plus tard des positions jugées réactionnaires ? Il crispe le landerneau en critiquant la politique dirigiste des fonds régionaux d'art contemporain, en fustigeant "une avant-garde française officielle et indifférente à tout ce qui n'est pas son dogme". Iconoclaste, il va jusqu'à dire que l'Etat conduit à faire des artistes des assistés sociaux, peu préparés à la lutte sur un marché mondialisé.Il choque et assume. Dessine surtout de nouveaux horizons dans l'histoire de l'art. Comme cette nouvelle vision géo-esthétique du mouvement de la modernité dans l'art, qui ne suit pas le tracé du Soleil, mais un axe Nord-Sud, reliant Berlin à Milan et Rome. Qui passe donc par Vienne, épicentre d'une culture transversale où se sont retrouvés Klimt, Schönberg, Musil et Freud.Jean Clair met en relation les arts décoratifs, la peinture, l'architecture, la sculpture. Enrichissant le regard du spectateur jusqu'à la dernière salle, qui présente brutalement des aquarelles d'Adolf Hitler dans l'exposition "Vienne : l'apocalypse joyeuse" à Beaubourg en 1986. "Je voulais montrer à quel point Hitler était un mauvais artiste, refusé par l'Académie des beaux-arts. Pour éviter toute ambiguïté, en face de ces aquarelles, déposées au Musée des Offices de Florence, étaient projetés les portraits de tous les créateurs qui avaient dû quitter l'Autriche."Aujourd'hui, Gérard Régnier avoue un regret. Celui de ne pas avoir su convaincre de l'importance des relations entre les sciences et l'art. Avec le professeur Jean-Pierre Changeux, neurobiologiste, il avait organisé en 1993 une exposition devenue mythique : "L'âme au corps", dont "Mélancolie" est un nouveau chapitre. Les commissaires y mélangeaient avec joie l'anatomie à la découverte de l'inconscient, l'hypnose à la révolution darwinienne, Munch et Segantini. Une histoire absurde, la chute d'un boulon du toit du Grand Palais, avait obligé à fermer l'exposition trop rapidement. C'est encore la chute d'une pierre de la façade du Musée Picasso qui l'a contraint à le fermer quelques jours au public. Chute des corps encore.
