Vente Jacques Lewiner, scientifique en affaires vend Inventel à la société Thomson Dans le jardin de l'Ecole supérieure de physique et chimie industrielles de la ville de Paris (ESPCI), au pied du bâtiment miteux abritant le laboratoire d'électricité générale, Radium veille. Comme son nom ne l'indique pas, Radium est un chat. Jacques Lewiner, directeur du laboratoire, l'a baptisé ainsi en l'honneur de Pierre et Marie Curie, qui firent leurs plus grandes découvertes dans ces mêmes lieux. "Quand je l'ai repéré, il était très agressif et décharné ; mais il m'a apprivoisé." On a bien entendu. On regarde le chat désormais dodu, et son protecteur, long, mince, aux yeux bleus et peau hâlée, et l'on a du mal à croire à sa férocité passée ! Biographie 1943 Naissance à Vic-sur-Cère, dans le Cantal. 1967-1968 Chercheur et enseignant au département d'ingénierie électrique de l'université catholique de Washington, aux Etats-Unis. 1987-2000 Directeur scientifique de l'Espci. 2005 Vente d'inventel, société créée en 2001. Jacques Lewiner, d'une placidité à toute épreuve, est néanmoins redoutable... en affaires. Un cas unique, en France, où un scientifique se doit de ne rien connaître à ce sujet. La science, pense-t-on, ne peut être "fondamentale" que si elle est détachée de toute considération commerciale. Lui se bat depuis plus de trente ans pour prouver le contraire. Depuis quelques semaines, sa réussite, qui n'était déjà plus à démontrer dans les milieux concernés, est patente. Il vient de vendre à Thomson, pour environ 135 millions d'euros, l'une de ses sociétés, Inventel, du secteur des télécommunications. Tout jeune chercheur, il comprend l'intérêt des brevets. Ce qui lui vaut déjà quelques inimitiés dans sa communauté professionnelle. "Pour des raisons culturelles, l'argent est très mal vu. J'en ai souffert" , avoue cet homme brillant, titulaire de 140 brevets, champion français en la matière. En 1978, il avait poussé le bouchon particulièrement loin, en prenant un stand au Salon des composants, pour y promouvoir l'une de ses dernières inventions, "un détecteur de rayonnements ionisants à électrets" . Cette présence incongrue lui avait valu un article dans Le Monde. "Je voulais dire aux chercheurs, ne vous cachez pas" , explique-t-il aujourd'hui. "Quand Pierre et Marie Curie, ou Paul Langevin, tous trois travaillant à l'ESPCI, ont fait leurs inventions, ils ont cherché à les valoriser. Je voulais montrer qu'il n'y avait aucune honte à bénéficier de ses travaux intellectuels. C'est une hypocrisie pure de dire que les scientifiques ne doivent pas gagner d'argent" , tempête-t-il. Mal vu de certains de ses pairs, il est en revanche très prisé de ses étudiants. De certains. Ceux qu'il repère en fonction de leur tempérament rebelle, dit-on de lui. Lui-même se décrit d'ailleurs comme ayant été "l'enfant embêtant" , prenant plaisir à faire des expériences dangereuses, qui terrorisaient les voisins, dans l'appartement familial de Boulogne, en banlieue parisienne. Pas question néanmoins de décevoir sa mère, pour qui "l'éducation était le point numéro un" . Issue d'une famille modeste de commerçants polonais, veuve très jeune, elle travaille dur pour élever ses deux enfants. "Mon frère est devenu médecin, et moi scientifique. Elle était comblée" , dit-il, le visage traversé d'un large sourire. Il choisit de ne pas entrer dans une classe préparatoire, mais de faire ses études à l'université : "J'avais envie d'être libre" , analyse celui qui vécut les premières années de sa vie caché dans une ferme du Cantal, en raison "des hasards de la guerre" ; et qui contribua à faire obtenir la médaille des Justes à Jeanne Lavialle, responsable de la préfecture, à qui il doit d'être en vie. Extrêmement charmeur, il est aussi un excellent négociateur. "C'est un grand scientifique capable de passer une nuit entière à discuter un contrat de redevances avec des fabricants chinois" , dit Michel Dahan, président du directoire de Banexi Ventures Partners. Ce spécialiste du capital-risque peut se féliciter aujourd'hui d'avoir su le convaincre de le prendre comme investisseur quand, en 2001, Jacques Lewiner cherchait des fonds pour Inventel. Il a pu empocher une confortable plus-value. "Négocier l'amuse terriblement" , estime Michel Laguës, un autre de ses collègues, qui se rappelle comment Jacques Lewiner avait réussi à acheter une machine nécessaire à la fabrication de semi-conducteurs, pour le cinquième de son prix. "Le patron de l'entreprise était fou furieux ! Mais maintenant que ses affaires ont pris de l'ampleur, Jacques Lewiner laisse plus souvent la vie sauve à ses interlocuteurs !" S'il a choisi d'ignorer les nombreux jaloux, il n'hésite en revanche pas à faire profiter collègues et étudiants de ses talents. "Il m'a beaucoup aidé à passer d'une idée à un produit commercialisé" , dit de lui son collègue Mathias Fink, autre physicien de renommée internationale. Ses succès financiers ont aussi largement bénéficié à l'école, à ses étudiants. Directeur scientifique de l'ESPCI, au côté de Pierre-Gilles de Gennes alors directeur de cet établissement, il a profondément fait évoluer cette école, créant, entre autres, un nouveau département consacré à la biologie, et un Espace des sciences, musée et centre de conférences destiné au grand public. "On devrait le nommer ministre de l'innovation !" , suggère Mathias Fink, un brin provocateur, sachant que le seul mot d'innovation suscite l'ire des chercheurs purs et durs. "Il est le contraire des scientifiques intellectuels qui ne s'intéressent qu'à ce que personne ne comprend" , ajoute-t-il. Sa générosité va désormais profiter à la collectivité. Avant même d'avoir reçu les premiers euros provenant de la vente d'Inventel, il a décidé de créer trois fondations auxquelles il donnera une bonne partie de sa fortune. L'une aidera financièrement les chercheurs à déposer des brevets ; les deux autres financeront des chaires d'enseignement et de recherche. Sa femme Colette Lewiner, physicienne diplômée de l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, désormais directeur chez Capgemini après avoir été PDG d'une filiale d'Areva, et leurs trois enfants, tous scientifiques, ont applaudi cette initiative. "Je dois rendre à la communauté ce qu'elle m'a permis d'obtenir" , dit-il simplement.