Exposition Ingres au Louvre. La Source, les odalisques, Le Bain turc : des nus qu'il a étirés et amollis afin de les rendre plus voluptueux. Et Mme de Senonnes ou Mme Moitessier. "Les belles femmes, les natures riches, les santés calmes et florissantes, voilà son triomphe et sa joie !", écrivait Baudelaire en 1855. Biographie Jean Auguste Dominique Ingres est né à Montauban en 1780, d'un père peintre et musicien. Il est mort à Paris en 1867. Elève de Jacques Louis David de 1796 à 1806, Ingres révèle sa grande maîtrise technique et sa connaissance des modèles antiques. Pourtant, la critique récuse son style jugé "gothique", notamment à l'occasion de son portrait de Napoléon Ier. L'Italie sera sa résidence de 1806 à 1824. D'abord à l'Académie de France à Rome, d'où il envoie son Jupiter et Thétis, puis à Florence jusqu'en 1824. Il peint le portrait des Français qui passent dans la Péninsule. De retour en France, avec Le Voeu de Louis XIII, il fait figure de chef de file du classicisme face aux romantiques. Après un second séjour à Rome (1834-1841), c'est un artiste consacré qui revient à Paris, proche du pouvoir, monarchie de Juillet puis Second Empire. Sa vieillesse lui permet de réaliser ses tableaux les plus célèbres : La Source, Œdipe et le Sphinx et Le Bain turc. [-] fermer Ingres ? Les portraits officiels du premier consul et du duc d'Orléans et les tableaux religieux, Jésus au milieu des docteurs, Jeanne d'Arc : une peinture sèche et appuyée. "Une pédanterie outrée de moyens", "un immense abus de la volonté", écrivait encore Baudelaire. Conscient qu'il était difficile de concilier ses jugements sur les différentes parties de l'oeuvre, le poète lance un mot : "bizarre". Ingres plairait "par la bizarrerie". La rétrospective du Louvre, la première consacrée à Ingres depuis quarante ans, est d'importance : 79 tableaux, 101 dessins, accrochés sobrement. Parmi eux, beaucoup de portraits. Et son célèbre violon. L'exposition semble conçue pour justifier Baudelaire. On ne s'expliquerait pas, sinon, qu'elle commence par le Jupiter et Thétis de 1811 et Le Songe d'Ossian de 1813, repris jusqu'en 1835. Dans le premier, Thétis, nue et serpentine, s'allonge contre le torse démesurément large d'un Jupiter haltérophile. Les deux personnages ont le regard vide. Le seul être vivant du tableau est un aigle à l'air féroce. Dans le second, le barde Ossian rêve appuyé sur son luth, et ses héros de légende apparaissent dans les airs, spectres blancs et flous. Mais, près du poète, une sorte de dogue noir renfrogné grogne ou pleure. Il est dessiné comme un chien de comics, tout flasque. Pourquoi, dans une oeuvre qui se veut sublime, cet animal grotesque ? Quand on l'a vu, on ne voit plus que lui, inexplicable - "bizarre". L'oeil ainsi alerté, la visite tourne à la recherche des incongruités. Elle est fructueuse : le drôle de lustre et le chapeau-casque de La Reine Caroline Murat, le phare superflu et le dragon chinois dans Roger délivrant Angélique, les inventions comiques des petits tableaux d'histoire en costumes d'époque, les invraisemblables images religieuses - Sainte Germaine Cousin, bergère de Pibrac avec son rouet, les Vierges entre Byzance et Saint-Sulpice. Ingres a-t-il peintes celles-ci sans s'apercevoir de ce qu'il faisait ? Les rosseries qui accueillirent son Saint Symphorien au Salon de 1834 - "On ne pourrait imaginer rien de plus prétentieux en même temps que de plus puéril" - n'avaient donc servi à rien ? Il semble. Ingres était incapable de toute distance critique, par rapport à ses sujets comme à son oeuvre. Aux sujets : son oeil ultraprécis observe le motif dans ses moindres détails, jusqu'aux incongrus et aux inutiles. Dessins et toiles, ce sont autant d'inventaires qu'il pousse à leur terme : toutes les fleurs d'une robe, tous les grands hommes de l'Apothéose d'Homère, toutes les broderies de Napoléon sur son trône. Il n'oublie rien, avec un scrupule de naturalisme plus accentué que celui que l'on prête au réaliste Courbet. Pas plus qu'il n'abrège, il ne hiérarchise : une lumière égale et forte met en évidence absolument tout, y compris le plus petit objet, aussi visible que le visage du modèle. IMPASSIBLE ET MÉTICULEUX Même manie dans les dessins : quand il fait poser la famille Stamaty, il est intéressé autant par le jouet en bois de l'enfant - une charrette - que par le piano, la redingote, les plissés, les chevelures et les physionomies. Toujours l'exhaustivité et la neutralité. Un regard impassible et méticuleux se pose sur les êtres et les choses, une main impassible et méticuleuse enregistre les observations ainsi recueillies. "Atmosphère de laboratoire de chimie" : c'est encore Baudelaire. Ces qualités éclatent dans les portraits. La décision de leur consacrer l'essentiel de l'exposition et de les réunir en trois galeries est excellente. La juxtaposition des toiles met en évidence leur singularité : ce sont moins des portraits que des topographies faciales et des relevés anatomiques. Ingres s'y montre plus proche d'Holbein que de Raphaël. Bien qu'il passe souvent pour un idéaliste, c'est à peine s'il consent à masquer un peu les imperfections de ses modèles féminins et les afflige trop souvent d'un regard de poisson mort. Rien ne lui échappe du galbe des seins, des boucles en accroche-coeur, des grains de beauté, et même des petits doigts gras de Mme Moitessier. Avec les hommes, il est plus dur encore : ils sont comme ils sont, gras ou osseux, oreilles décollées ou nez tordu, pompeux ou hypocrites, effondrés sur leur chaise ou bombant leur torse maigre pour mettre en valeur leur jabot ou leurs décorations. Vous cherchiez à vous imaginer les personnages de La Comédie humaine ? Ils sont là. Il y a du Balzac dans Ingres, l'indifférence absolue d'un oeil encyclopédique. Baudelaire encore, toujours aussi incisif et juste : "Il ne recule devant aucune laideur et aucune bizarrerie", "mélange singulier de qualités contraires, toutes mises au profit de la nature". Musée du Louvre, hall Napoléon, Paris-1er. Tél : 01-40-20-53-17. Du mercredi au lundi de 9 heures à 18 heures, 22 heures mercredi, vendredi et samedi. Entrée : 9,50 €. Jusqu'au 15 mai. Ingres (1780-1867), ouvrage dirigé par Vincent Pomarède, Stéphane Guégan, Louis-Antoine Prat et Eric Bertin ; biochronologie sur CD-Rom par Eric Bertin. Editions Gallimard, 2006. -406 p. , ill. en coul. + CD Rom. 39,90 €.