Mort de Harald Szeemann

Mort Harald Szeemann, commissaire d'exposition suisse Le plus singulier des commissaires d'exposition. Une page de l'art de la seconde moitié du XXe siècle vient de se tourner. Harald Szeemann, commissaire d'exposition, est mort, vendredi 18 février, d'un cancer de la plèvre. Il était âgé de 71 ans. Harald Szeemann avait une forme d'opulence physique qui correspondait à ses expositions, un formidable esprit d'ouverture - dont ses choix témoignaient - et une grande capacité à se fermer en baissant les paupières ou à regarder au loin par-delà les montagnes - il était suisse - si l'on entravait ses projets, qui débordaient toujours des limites convenues. Cet esprit libre et indépendant était devenu avec le temps une vedette dont on attendait les prestations. Car, avec lui, on pouvait être sûr de découvrir des œuvres d'inconnus, ou d'oubliés, ou des nouveautés, des associations et des points de vue originaux, en dehors de toute hiérarchisation ou inscription dans une histoire de l'art linéaire. Szeemann faisait du Szeemann. Mais, à la différence de bien des commissaires, ses expositions ne dénaturaient pas les œuvres. Parce qu'il ne manipulait pas des concepts et ne se servait pas du travail des artistes pour les illustrer. Il était dans une relation affective avec ce qu'il montrait, auquel il demandait de l'intensité plus que de la forme. Sa force était là : dans sa façon de faire, comme il disait, "non pas des expositions à concepts mais à jouissance conditionnée". Il offrait une autre manière de voir, qui, en son temps, n'était évidemment pas celle des musées. Cela dit, plusieurs générations de conservateurs n'ont pas fini de s'encanailler à cause de lui. Né le 11 juin 1933 à Berne, Harald Szeemann a étudié l'histoire de l'art, l'archéologie et le journalisme. En 1957, il organise, à Saint-Gall (Suisse), sa première exposition, dans laquelle il présente des "peintres-poètes" et des "poètes-peintres" : c'est un hommage à Hugo Ball, le fondateur du Cabaret Voltaire, à Zurich, où Dada est né, et une façon de décloisonner les disciplines, comme il le fera toujours. Devenu, en 1961, le directeur de la Kunsthalle de Berne, Szeemann y forge sa réputation en transformant la très provinciale institution. Celle-ci était dominée par des artistes locaux, il en fait un lieu de passage obligé pour la nouvelle génération de créateurs européens et américains. A raison d'une bonne dizaine d'expositions par an. MUSÉE IMAGINAIRE Son premier grand coup d'éclat a lieu en 1969, avec une exposition qui sert toujours de référence : "Quand les attitudes deviennent forme", qui était sous-titrée "Vivez dans votre tête". Elle réunit pour la première fois des artistes conceptuels et minimalistes tels que Joseph Beuys, Richard Serra, Lawrence Wiener, et renverse la vapeur : le processus de création y est donné comme œuvre d'art. C'est après cette manifestation que Szeemann quitte la Kunsthalle de Berne, pour devenir organisateur indépendant d'expositions. En 1970, à Cologne, il propose une exposition, "Happenings et Fluxus". Les actionnistes viennois sont au programme. Directeur de la Documenta de Kassel en 1972, il y conduit une réflexion sur le thème "Réalité de l'image, réalité de l'imagé". Il y expose des œuvres d'art brut, de malades mentaux et des dessins d'enfants à côté du process art, de l'art conceptuel, du minimal et du land art. A propos de Christian Boltanski et de Jean Le Gac, il invente la notion de "mythologie individuelle". L'Américain Bruce Nauman, alors inconnu en Europe, figure dans cinq ou six sections. Le réalisme socialiste et la publicité ont aussi leur place à Kassel. Après avoir eu des démêlés financiers avec les autorités de la Documenta, Szeemann se met pour un temps en retrait. Il s'invente alors un musée imaginaire, "le Musée des obsessions", concept à partir duquel il va penser ses expositions. A commencer par celle des "Machines célibataires", qui est présentée en 1976 à Paris, avec la connivence de Jean Clair, et accorde une belle place aux utopistes, aux anarchistes, aux illuminés, aux fous. Szeemann est un peu tout cela. Un poète qui voit ses expositions comme une sorte de société idéale, qu'il a d'ailleurs entrepris de construire en créant une suite de trois musées en 1978, en 1983 et en 1987, à Monte Verità, une colline du canton du Tessin. Dans le même temps, il émargeait (à partir de 1981) au Kunsthaus de Zurich comme commissaire indépendant. Depuis 1983, date de son exposition "La quête de l'œuvre d'art totale", un de ses thèmes favoris, Szeemann défendait une histoire de l'art qui serait celle des "intentions intenses" plutôt qu'une histoire des chefs-d'œuvre. D'une exposition à l'autre, il confirmait sa position originale, fondée sur le refus de l'interprétation plastique, et en se situant aux frontières de l'esthétique, de la sociologie et de l'ethnologie. PRENDRE EN COMPTE L'AUTRE En 1997, Szeemann était le commissaire invité de la 4e Biennale d'art contemporain de Lyon, placée sous le signe de "L'autre", un thème qui lui allait bien. Dans la Halle Tony-Garnier, il avait rassemblé des pièces immenses, rarement montrées faute d'espace pour le faire, par exemple une œuvre du Californien Chris Burden. Il avait aussi convié des artistes chinois. Puis deux biennales des arts visuels de Venise lui étaient confiées : celle de 1999 et celle de 2001. La première, pour laquelle il avait eu peu de temps de préparation, n'avait pas de thème, mais un titre : APERTutto ("Tout ouvert"). Elle était l'occasion de réunir des grandes œuvres d'artistes amis. La seconde était centrée sur un "Plateau de l'Humanité". Elle montrait encore la capacité du commissaire à prendre en compte l'autre, les cultures non occidentales, l'actualité de la mondialisation. En raison de son état de santé, l'ouverture de sa dernière exposition, "Belgique visionnaire, c'est arrivé près de chez nous", qui devait commencer le 18 février au Palais des beaux-arts de Bruxelles, avait été reportée de deux semaines. Forte de quelque cinq cents œuvres, elle devrait être inaugurée le 4 mars.