Exposition Hans Memling, le peintre qui croyait au bonheur Dans les Flandres du XVe siècle, une génération de jeunes artistes impose son talent sur tout le monde méditerranéen. Hans Memling est de ceux-là. La Fondation Thyssen de Madrid lui consacre une merveilleuse exposition. Une visite à compléter par celle du Louvre, exceptionnellement riche en oeuvres de ce peintre séduisant entre tous. Ce portrait est le détail d'un tableau du Louvre, «La Vierge de Jacques Floreins». Il représente la femme du donateur, c'est-à-dire du commanditaire de l'oeuvre, Jacques Floreins, un riche marchand d'épices installé à Bruges. Memling innove ici en présentant son modèle non pas de profil, comme c'était l'usage en Italie, mais de trois quarts. Photos RMN. Plus frappant encore est le nombre d'oeuvres que Memling destinait à l'exportation : tableaux religieux (« Sainte Madeleine ») et portraits, envoyés en Italie mais aussi en Angleterre et jusque dans les pays Baltes. Le cas de Memling est stupéfiant. Riche et célèbre en son temps (le XVe siècle), connu et recherché jusque dans les principautés italiennes et à la cour des Médicis où ses tableaux font la gloire des collections de la Péninsule, il est totalement oublié dès le siècle suivant : on ne connaît plus ses dates biographiques et ses oeuvres sont attribuées à d'autres artistes. Son nom n'apparaît plus qu'épisodiquement dans les ouvrages d'art.Ce sont les romantiques allemands qui, à partir de 1840, vont redécouvrir le tendre Memling. Leur admiration est toute poétique, mais elle va susciter l'intérêt des historiens, qui, à force de recherches, de recoupements, d'études, vont rendre à Memling sa vie et son oeuvre. Le peintre flamand justifie ainsi à lui seul cette science qui s'appelle l'histoire de l'art. Faute de faits avérés, on avait transformé Memling en un peintre maudit, ivrogne, brutal et débauché qui traînait à l'arrière des troupes de Charles le Téméraire avant de se réfugier, au lendemain de la défaite de Nancy, dans un hospice de Bruges pour s'y amender et y trouver son salut grâce à la peinture. Memling n'était rien de tout cela, lui le timide, le doux, le sentimental. En même temps que l'on va redécouvrir sa personnalité, l'essentiel de son oeuvre peint sera identifié et regroupé. Le cas est rarissime : il est exceptionnel que, pour un peintre du XVe siècle, on arrive à dépasser la centaine de tableaux originaux existants et dûment repérés. De grandes personnalités de la même époque, comme Hugo Van der Goes, Dirk Bouts et le Maître de Moulins, n'ont pas eu cette chance. Telle fut l'étrange destinée de Memling. Nous ne savons rien de sa date de naissance ni de sa formation. Il devait avoir 11 ou 12 ans quand il perdit en même temps son père et sa mère dans la terrible épidémie de peste qui ravagea la région rhénane en 1451. Il serait donc né aux alentours de 1440. Dans sa formation, l'influence décisive du plus fameux peintre de l'époque, Rogier Van der Weyden, est aujourd'hui une hypothèse admise par tous les spécialistes. Seul jalon sûr : Memling s'est installé à Bruges en janvier 1465. Sept mois auparavant, en juin 1464, Van der Weyden s'était éteint à Bruxelles. Ces deux événements sont de toute évidence liés : n'est-ce pas là le signe de la fin d'une collaboration ? La première oeuvre importante de Memling est datée de 1467. C'est un Jugement dernier commandé à l'occasion du mariage d'Angelo Tani, le directeur florentin de la banque des Médicis à Bruges, et destiné à la chapelle familiale de l'église de la Badia Fiesolana à Florence. Le retable n'y parvint jamais : chargé sur une galère florentine arraisonnée par un pirate hanséate, il fut emmené à Gdansk (et, à ce jour, jamais restitué, mais exposé au musée de la ville !). Le plus gros de l'activité de Memling, dans ces années 1480, sera pour l'hôpital Saint-Jean, administré par des soeurs et des frères de l'ordre de Saint-Augustin. L'hospice était au coeur d'une Bruges bien différente de la sage et silencieuse cité d'aujourd'hui. Grâce à son port et à la position stratégique qu'elle occupait au sein de la Hanse, Bruges était alors le carrefour de l'Europe du Nord, l'un des plus riches marchés du monde, qui accueillait sur son estuaire les flottes de tous les continents. A l'ombre de son beffroi s'exaltait son orgueil communal. Ses carillons sonnaient à toute volée tandis qu'à l'horizon apparaissaient les navires chargés de fruits, d'épices et d'or. Résidence favorite des puissants ducs de Bourgogne, dont les terres s'étendaient de Dijon jusqu'à la Hollande, Bruges était le centre d'une école d'art active et brillante où va s'épanouir l'« ars nova ». Inventé au début du XVe siècle sous les pinceaux d'un Van Eyck à Bruges, d'un Robert Campin à Tournai, d'un Van der Weyden à Bruxelles, puis repris par une talentueuse seconde génération, celle de Hans Memling, Petrus Christus et Hugo Van der Goes, cet « ars nova » né aux Pays-Bas, avec ses raffinements en tout genre et ses innovations techniques, allait se répandre en Europe comme une traînée de poudre. Les grands maîtres flamands virent leur réputation et leur influence s'étendre en Italie, en Espagne, au Portugal et dans le midi de la France. En rupture avec le gothique stylisé de l'époque précédente, ils vont introduire réalisme et goût du quotidien avec une subtilité de détails qui ne cesse d'étonner. Parmi eux, Memling passe pour le plus serein et le plus harmonieux. Il n'a sans doute ni la force de Van Eyck ni l'invention imaginative de Van der Weyden, mais une délicatesse à nulle autre pareille, une solennité calme, et une véritable perfection de style. En ce sens, aucune ville ne s'identifie à un peintre comme Bruges l'est à jamais avec Memling. Ville des béguinages, des jardins silencieux qui ouvrent une échappée sur le ciel, Venise du Nord aux charmes nostalgiques, ici se côtoyaient, vers 1480, artistes, humanistes, ecclésiastiques, marchands et banquiers italiens installés en Flandre. Tous menaient grand train, brassant quantité d'objets somptueux, d'or et d'argent. Les tableaux de Memling partaient dans les collections de ses commanditaires italiens (les Portinari, les Tani, les Sforza), anglais (John Donne) ou espagnols. Bruges devait tomber dès le XVIe siècle (l'ensablement du Zwin, l'éloignement de la mer...) dans une relative décadence. A la différence d'Anvers et de Bruxelles, elle échappera ainsi aux grands événements politiques et militaires qui ont scandé l'histoire des Flandres, s'accompagnant de pillages, d'incendies, de destructions des richesses d'art. Le sort de Bruges, qui restera à l'écart de ces violences, épargnera du même coup les tableaux de Memling. L'artiste était particulièrement apprécié pour ses portraits, dont une bonne trentaine sont parvenus jusqu'à nous. Avant lui, la mode, qui venait d'Italie, était aux portraits de profil, à la manière des monnaies et médailles. Memling et les Flamands vont innover avec une formule tellement plus séduisante, les portraits de trois quarts et de face, avec leur parapet en trompe-l'oeil et, pour rendre la perspective, un merveilleux paysage qui s'étend en arrière-plan. Cette présentation si novatrice et harmonieuse sera reprise en Italie par Botticelli, Verrochio ou encore Ghirlandaio. On pense aussi au fin paysage qui se déploie derrière la Joconde. Le compliment n'est pas mince. Mais admire-t-on encore Memling ? Aujourd'hui, pour séduire nos contemporains, l'artiste doit avoir un noir destin. Ses oeuvres doivent raconter une saison en enfer. La vie de Memling fut sereine. Ses oeuvres parlent d'un âge d'or. Mais la modernité ne réside pas toujours dans la rudesse. On la trouve aussi dans la peinture du jardin d'Eden. Il faut donc redécouvrir Memling, ce peintre qui eut l'audace de croire au bonheur.
