Fait divers Guerre de la came dans la Camorra: 101 mortsQuand la mafia règle ses comptes, la loi de l'omerta règne à Naples. «C'est le numéro 101.» Sous l'enseigne jaune et noire de la pizzeria Pellone, établissement sans charme proche de la gare centrale de Naples, l'officier de police fait ses comptes, sous la pluie, avec une ostensible lassitude. «Cent un morts depuis le début de l'année. Bah... Tant qu'ils se tuent entre eux, ça ne nous fait que de la paperasserie en plus», ajoute-t-il. Salvatore Peluso avait 51 ans, un passé d'escroc, de racketteur et, vendredi, une dernière envie de pizza. A l'heure du déjeuner, les deux sicaires de la Camorra, la mafia napolitaine, sont descendus de leur gros scooter, entrés chez Pellone et ont tiré trois coups de feu. Une balle dans la nuque. Salvatore Peluso s'est effondré, la tête dans sa margherita encore chaude. La guerre de la Camorra fait désormais rage dans la cité parthénopéenne.Que ce soit à Forcella et dans le quartier Spagnoli, proches du centre historique relativement épargné jusque-là, ou dans les tristes et désoeuvrées banlieues de la ville, les clans font le coup de feu pour le contrôle du racket, de la drogue et plus généralement du territoire. Ces deux dernières semaines, sept morts et huit blessés ont été dénombrés rien qu'à Secondigliano et Scampia, deux quartiers périphériques transformés en fiefs de la Camorra. Depuis longtemps, plus personne n'y mesure le taux de chômage. Les jeunes viennent y chercher de la drogue et la consommer sur place. Le long de la grande avenue Antonio-Labriola, des adolescents recrutés par les clans patrouillent en Vespa pour repérer les intrus. Dans une sorte de fortin, derrière deux rangées de grille, les carabiniers assurent que «la situation est sous contrôle» tout en admettant, doux euphémisme, «une certaine recrudescence de la violence».Sécession. Il y a dix jours, un commando de tueurs a éliminé un jeune rival, blessant au passage cinq de ses amis qui jouaient au Baby-foot. Quelques jours plus tôt, trois carabiniers en civil, pris pour des hommes de main d'un clan adverse, avaient été visés et gravement blessés. Mardi, les cadavres de trois camorristes du groupe des «sécessionnistes» ont été retrouvés morts dans une Fiat Punto, le visage criblé de balles. A Secondigliano et Scampia, c'est en effet au sein du clan Di Lauro qu'on se livre bataille. Le boss Paolo Di Lauro, surnommé «Ciruzzo le millionnaire» en raison de ses énormes profits réalisés avec le trafic de drogue, est en fuite depuis deux ans. Il a confié les rênes à son fils, provoquant la rébellion et la sécession de certains de ses lieutenants.Mais, dans les autres quartiers camorristes aussi, les équilibres sont précaires. A Forcella par exemple, en mars dernier, Salvatore Giuliano, 20 ans, est poursuivi par des tueurs alors qu'il tente depuis des mois de reprendre en main le quartier après la défaite de ses frères aînés. Les nouveaux patrons du territoire cherchent à l'éliminer. Une adolescente de 14 ans, Annalisa Durante, tombe, victime d'une balle perdue au cours de la fusillade.«Il faut comprendre que la Camorra n'est pas comme la mafia sicilienne», souligne Vito Faenza, journaliste au Corriere del Mezzogiorno et mémoire historique du phénomène avec plus de 2000 meurtres camorristes à son actif de chroniqueur. «Il n'y a pas de cupola, c'est-à-dire un sommet et une structure pyramidale. Depuis quatre siècles, chaque zone a son clan.» Il y en aurait aujourd'hui 83 dans toute la Campanie avec 7 000 affiliés. «Cette extrême fragmentation provoque régulièrement des luttes de pouvoir», poursuit Faenza. «Il n'y a eu qu'une véritable tentative de centralisation, précise-t-il, du temps de Raffaele Cutolo au tournant des années 80. Cela a entraîné la plus grande guerre de la Camorra avec 273 morts pour la seule année 1981. Mais, à l'époque, les bavures étaient rares. C'était des killers professionnels et non de très jeunes tueurs qui tirent un peu n'importe où et n'importe comment.» Les grandes vagues d'arrestations des années 90 ont laissé le champ libre à de jeunes opportunistes sans règles ni expérience, qui se disputent le gigantesque gâteau de la drogue. D'anciens parrains libérés de prison, après des années derrière les barreaux, chercheraient aussi à reprendre leur territoire.Crise. «Nous sommes aujourd'hui en guerre», martèle don Luigi Merola, jeune prêtre menacé de mort pour avoir appelé la population de Forcella à se rebeller contre la Camorra dans son homélie à l'occasion des funérailles d'Annalisa Durante. Désormais protégé, jour et nuit, par trois policiers, le curé tente de sortir les plus petits de la voie tracée de la délinquance et vient de faire enfin ouvrir une école dans le quartier. «La situation économique et sociale est dramatique, s'indigne-t-il. On a pensé vivre sur l'héritage du sommet du G7 de 1994. Beaucoup de fonds avaient été alloués à Naples, qui a alors connu une renaissance. Puis la ville s'est endormie. Aujourd'hui, nous sommes face à une criminalité plus violente. Sans perspective d'emploi, avec des modèles de vie négatifs, les jeunes commettent des vols, des hold-up pour se procurer de la drogue, une Vespa ou un téléphone portable.»Le nombre de délits commis par de petits délinquants, qui vont parfois eux aussi jusqu'à tuer, a en effet explosé. «Naples est la seule ville où le crime organisé ne contrôle pas la microcriminalité», souligne Isaia Sales, ancien parlementaire et auteur d'un livre sur les camorras. «Avec la crise économique, l'âge de l'entrée dans l'illégalité est tombé à 14-17 ans, ce qui permet à la Camorra de disposer d'une armée de réservistes.»Policiers en nombre. Face au sentiment d'insécurité croissant de la population, le ministre de l'Intérieur, Beppe Pisanu, a appelé les Napolitains à rompre l'omerta. «Mais tant qu'ils n'auront pas la certitude que l'Etat est prêt à lutter sur le long terme, ils ne collaboreront pas avec la justice», insiste don Luigi. «J'étais au sous-sol, je n'ai rien vu», jurait vendredi le cuisinier de la pizzeria Pellone. Pour avoir crié sa colère contre les boss, le père d'Annalisa Durante a, lui, perdu son emploi. Pour l'heure, l'Etat promet plus de moyens aux forces de l'ordre alors que Naples détient déjà le record italien du nombre de policiers : un pour 238 habitants. Malgré cela, le territoire reste sous la coupe des clans et des petits délinquants. Et Isaia Sales de prédire : «Au vu des derniers crimes, le pire n'est pas encore derrière nous.»
