Exposition Festin de pierre : Le musée Guimet, à Paris, propose une promenade dans les rares vestiges de la civilisation disparue du Champa, au Vietnam. mercredi 12 octobre 2005 (Liberation - 06:00) La sculpture du Champa, trésors d'art du Vietnam au musée des Arts asiatiques Guimet. Tlj sf mardi, 10 h-18 h. Entrée : 6,5 € (dim. 4,5 €) Jusqu'au 9 janvier. Tél. : 01 56 52 53 00. www.museeguimet.fr Catalogue 400 pp., 49 €. l y a des noms qui résonnent de l'irrépressible nostalgie des rêves à jamais perdus. «Champa» est de ceux-là. La mendiante de l'India Song de Duras, exilée des rives du Mékong à celles du Gange, chante dans sa complainte la fleur du Champa. Ce pourrait être la bande-son de la promenade à laquelle invite le musée Guimet, à Paris, pavane pour un empire englouti, dont l'existence n'est plus attestée que par quelques étranges phallus monumentaux de brique et de pierre, plantés le long de la mythique «route mandarine». Et des statues ou bas-reliefs exhumés il y a un siècle par les colons puis les archéologues français, dans ce qui était alors l'empire d'Annam. A travers 96 d'entre elles, le visiteur découvrira ce que le commissaire de l'exposition, Pierre Baptiste, définit comme «un art entre deux mondes». Celui de l'Inde et celui de la Chine, entre lesquelles le Champa fit longtemps le lien, commercial et esthétique. Art longtemps parent pauvre de l'Asie du Sud-Est, car éclipsé par celui d'Angkor (Cambodge) et celui de Borobudur (Indonésie), plus monumentaux, mieux conservés et, surtout, iconiques de nations modernes. Le Champa, lui, n'est depuis longtemps plus qu'une puissance invisible comme la mendiante de Duras. Laquelle peut être l'âme errante de la devi, cette déesse cham altière et gracieuse qui illumine l'exposition de son sourire un peu triste. Une des plus belles sculptures de femme jamais sortie des mains d'un homme, trouvée en 1911, cachée dans un petit temple du village vietnamien de Hong Quê. Plaisir. En 1285, Marco Polo est envoyé par Koubilaï en ambassade dans «une contrée appelée Ciamba, qui est une terre très riche et grande. Ils ont roi à eux et leur propre langage, et sont idolâtres...». Chaque année, dit-il, les Chams versent «au grand Khan pour tribut vingt éléphants, les plus beaux et grands qu'il puisse trouver en sa terre, et du bois d'aloès en grande quantité...». Mais ce qui frappe le plus Marco Polo, c'est qu'«en ce royaume ne se peut marier nulle belle damoiselle si [le roi] ne l'a vue auparavant. Si elle lui plaît, il la prend pour femme...». Moyennant quoi, le souverain que rencontre le Vénitien «en ce temps avait 326 enfants». Quelques années plus tard, frère Odoric de Pordenone, reçu à la cour de Vijaya (une des capitales du Champa), note, lui aussi, que le roi «avait bien 200 enfants... plusieurs femmes épousées et un grand nombre de concubines», outre «bien 14 000 éléphants domestiqués», mais que les veuves sont tuées à la mort du souverain. Le Marocain Ibn Battuta, au XIVe siècle, décrit un royaume (sans doute imaginaire) que dominent les femmes et le plaisir. C'est que le Champa était le pays du phallus roi. La religion des Chams tournait autour du culte du linga, représentation de Shiva, divinité de la fertilité mais aussi de la destruction des mondes, monolithe dressé au centre des sanctuaires. L'exposition montre un bel exemple de cette image de la sainte trinité hindouiste (Vishnou, Brahma, Shiva), à trois sections, carrée, octogonale et circulaire, encastrée dans un piédestal carré, qui est la yoni (vulve) de la devi, l'épouse du dieu. Il était au Champa recouvert du kosa, sorte d'étui pénien d'or, d'argent et de pierres précieuses, dont la pierre sacrée recouvrait le gland. On ne l'en ôtait que pour les cérémonies rituelles d'aspersion par les cinq nectars (lait, yaourt, beurre, miel et sucre). Chaque pierre est Shiva, mais aussi le roi, incarnation du dieu, et chacune est aussi une carte magique du royaume. Si elle est arrachée, c'en est fini de la dynastie. Et du pays. Sanctuaires. De ce que fut réellement le Champa, on sait à vrai dire peu de chose, glané dans les chroniques impériales chinoises et vietnamiennes, ainsi que dans les inscriptions, en sanscrit, découvertes sur les sites des sanctuaires que les rois ne cessaient d'édifier ou d'étendre pour manifester leur pouvoir. Pour faire rapide, les Chams, venus par la mer de l'archipel indonésien (Bornéo, Aceh), étaient cousins des Malais, Javanais et Philippins. Ils peuplèrent les étroites plaines côtières entre mer de Chine et cordillère Annamitique à partir de 1000 av. J.-C., y développèrent une civilisation très indianisée et raffinée, et des royaumes puissants entre les Ve et XVe siècles. De ces royaumes du Champa, rivaux de l'empire khmer d'Angkor (qui s'étendait sur le delta du Mékong, le sud du Vietnam actuel) et de l'empire Dai Viet (centré sur le delta du fleuve Rouge, le nord du Vietnam), ne restaient, à l'arrivée des Français au XIXe siècle, que d'énigmatiques tours de plusieurs dizaines de mètres de hauteur, les kalan, et quelques centaines de milliers de Chams, certains islamisés, d'autres pratiquant un brahmanisme abâtardi. «Le Champa reste un mystère, c'est ce qui fait son attrait», reconnaît Pierre Baptiste. Martyrisé. Pendant la guerre du Vietnam, les sanctuaires, transformés en camp retranché par la guérilla vietcong, et le musée d'Art de Da Nang, devenu caserne de l'armée sud-vietnamienne, furent bombardés par l'un et l'autre camps. Le plus grand vestige du Champa, My-Sôn, fut réduit en poussière par les B 52 de l'US Air Force en 1969. «L'art du Champa a été martyrisé pendant des siècles», rappelle Pierre Baptiste. Le miracle est qu'il ait survécu au musée de Da Nang, à Guimet, au musée d'Histoire de Saigon-Hô Chi Minh-Ville et dans quelques collections privées, d'où viennent les sculptures montrées à Paris, pour la première fois hors du Vietnam, et qui n'avaient pas été rassemblées depuis un siècle. Depuis 2001, l'Ecole française d'Extrême-Orient (Efeo) a repris sa coopération avec le Vietnam pour préserver et restaurer les grands sites chams et le musée de Da Nang. Cette «résurrection» s'incarne dans le chef-d'oeuvre qu'est la grande Tara de Dong Duong, bronze hiératique du tournant du Xe siècle incrusté d'or, d'argent et de pierres précieuses. Elle fut découverte par un paysan en 1978, enfouie à un mètre de profondeur dans un lit de brique et de sable, sans doute par des moines pour la préserver du pillage. Mais la saga tragique du Champa n'enlève rien à l'attrait d'un art qui, dans sa plasticité, son sens du mouvement, son goût du corps, son sens de l'humour, l'exubérance baroque de son bestiaire fantastique de serpents naga, d'oiseaux garuda, de dragons makara, de lions bondissants et d'éléphants dansants, ses cohortes de danseuses célestes, de musiciens, d'ascètes et de génies menaçants, est peut-être le plus proche du regard occidental de tous les arts d'Extrême-Orient. Le yaksa (génie) de Tra Kieu (VIe siècle) semble tout droit sorti d'un Gauguin. Et le Shiva qui danse sur le grand tympan de My-Sôn (VIIIe siècle) n'évoque-t-il pas la Joie de vivre de Picasso ? Sur liberation.fr découvrez dix des oeuvres exposées avec Pierre Baptiste, conservateur au musée Guimet.