Exposition Exposition : la perpétuelle invention de Charlot par Chaplin Charlot claudique et déambule. La rue s'offre parfois en piste de danse, aire de rêve. Un rien l'amuse. Sur le trottoir, devant la vitrine d'une boutique de vêtements, il remarque un morceau de bois coincé entre les barreaux d'une grille donnant sur les égouts. Nonchalamment, il s'égaye d'abord à tapoter l'objet du bout de sa canne, puis entreprend de le faire bouger, de l'enfoncer dans le trou. Récalcitrant, le morceau de bois s'amuse lui aussi. Il s'aplatit, se redresse, pivote, refuse de disparaître. Charlot s'entête, y met le pied, et son obstination ludique tourne à l'attraction. Un employé de la boutique lui fait signe d'aller faire le singe ailleurs, une grosse dame vient perturber l'absurde partie de marelle, une foule se rassemble autour du jongleur en échec, un policeman suspicieux exige que cesse cet attroupement séditieux. Circulez ! Divertissement magique : l'un des joyaux de l'exposition qui s'ouvre au Jeu de paume, où la chaplinite trouve matière à des émerveillements inattendus. Neuf projecteurs et treize écrans projettent des extraits de l'œuvre de Charlie Chaplin, parmi lesquels des home movies, un document sur les coulisses du studio Chaplin, quelques homériques séquences dont celle-ci, la séquence au bout de bois, magistrale et hilarante, morceau d'anthologie de sept minutes tourné pour Les Lumières de la ville et finalement coupé au montage. Mais l'essentiel de cette exposition est ailleurs : dans la démonstration, par les photographies, albums, pièces de collection puisés dans les archives du héros des Temps modernes, que Charles Spencer Chaplin (né à Londres le 16 avril 1889, mort à Vevey, Suisse, le jour de Noël 1977) était, ô combien, soucieux de son image, qu'il la modifia au gré des humeurs de son public et au fil des malédictions dont il fut victime, qu'il fut le premier à mettre en place une stratégie promotionnelle et commerciale de produits dérivés avec cartes postales, bandes dessinées et pantins à son effigie. DU COQUIN À L'HUMANISTE Ainsi découvre-t-on l'album Keystone (du nom de la maison de production, dirigée par Mack Sennett, où cet enfant du music-hall londonien fit ses débuts cinématographiques), une série de planches composées de photogrammes accompagnés d'un texte manuscrit retraçant les histoires des 35 premiers courts-métrages dans lesquels il joua. Et les volumineux registres (plus de 120 !) dans lesquels il demanda à son service de presse de compiler tous les articles le concernant, parus dans le monde entier. Avec des affiches rares, ces objets, aussi inédits que la plupart des 250 clichés collectés, racontent plusieurs histoires à partir de celle d'un homme qui, coûte que coûte, chercha à rester sous les feux de la rampe en adéquation avec son public, mais à bon escient. La première histoire est celle de la mutation d'un coquin en vagabond humaniste. Lorsqu'il débute à la Keystone en 1914, avec son petit chapeau, ses grosses chaussures, son pantalon flottant et sa veste étriquée, Charlot est un coquin, voyou, hargneux, sournois. Tête de pochetron, méchante grimace, il est toujours prêt à botter un arrière-train et à donner un coup sur la tête de quiconque a le dos tourné. Alerté par les réticences que certains groupes de pression conservateurs émettaient à l'égard de son personnage indécent, "immoral" , il va décider de se "tenir à l'écart de cet humour élisabéthain, la force crue de la farce et de la tarte à la crème pour évoluer dans un registre plus subtil" . Plus édifiant. "Il renonce à la cruauté, à la vénalité, à la tricherie, au larcin et à la luxure pour rendre son personnage pathétique et aimable" , dit Mack Sennett, son producteur. Et, de fait, Charlot ne cessera de vouloir donner une image rassurante de l'homme Chaplin, se montrant en travailleur (chef de rayon, pompier, policeman), prouvant que ce prétendu "cœur ignoble" (mot d'André Suarès) savait adopter un enfant trouvé (The Kid), démontrant, dans Charlot soldat, que les accusations de couardise étaient calomnieuses (il avait essuyé en 1916 des commentaires désobligeants sur son prétendu refus de s'enrôler dans l'armée britannique), faisant oublier le malotru qui, en 1914, rossait Mabel Normand, en faisant assaut de galanterie et de sentimentalisme. Avec Edna Purviance, Charlot devient un amoureux romantique (L'Emigrant), avec Paulette Goddard, il espère trouver la femme au foyer idéale (Les Temps modernes)... jusqu'à ce que les tracas qui assaillent le citoyen lui fassent abandonner le personnage d'un vagabond consensuel et retrouver l'arrogance de ses premières arlequinades. Mais en changeant de costume. En 1947, c'est un Chaplin lassé d'être politiquement harcelé (il doit s'expliquer sur ses "sympathies" communistes), traîné dans un procès en reconnaissance de paternité par une ancienne maîtresse et suspecté de moralité douteuse par l'opinion publique qui signe Monsieur Verdoux, un règlement de comptes avec l'Amérique et avec les femmes. Devenu un contre-modèle, Chaplin retrace l'aventure de Landru, polygame affairiste qui assassine de riches veuves. Il se venge des mégères qui le terrorisèrent et fustige de façon à peine voilée l'usage de la bombe atomique par les Etats-Unis. "Le patriotisme est la plus grande insanité que le monde ait jamais endurée" , disait-il en 1931. Seize ans plus tard, Barbe-Bleue minimise ses crimes dans Monsieur Verdoux en les comparant à ceux d'une nation va-t-en-guerre : "Un seul meurtre fait un méchant, des millions un héros. Le nombre sanctifie !" Au prêtre qui, avant l'exécution capitale, vient apaiser sa conscience, il répond : "Je n'ai pas besoin d'être réconcilié avec Dieu, mon conflit est avec les hommes !" Dans un texte célèbre, André Bazin démontra la logique de la métamorphose de Verdoux et exalta la manière dont Chaplin dépeignait comment la société guillotina Charlot. Les autres histoires dont Sam Stourdzé et Christian Delage nous invitent à suivre les péripéties sont celles de la transformation de l'acteur en metteur en scène, du metteur en scène en chorégraphe de ses mouvements, et, passionnantes, celles d'un mythe plagié et d'un clown devenu objet de fascination pour les avant-gardes artistiques. Un certain Charles Amador signa un remake du Kid, dans lequel il endossait le costume de Charlot sous le pseudonyme fallacieux de Charlie Aplin ! L'exposition ressuscite les pièces à conviction par lesquelles les avocats de Chaplin prouvèrent le vol d'identité. Fernand Léger, lui, confectionna des marionnettes d'un Charlot cubiste pour un film qui racontait comment ce héros "sec et mobile" se rendit au Louvre, où la Joconde tomba amoureuse de lui. Georges Grosz, de son côté, clamait : "Chaplin bat Rembrandt !"