Exposition En Russie, l'art contemporain a enfin droit de cité La première Biennale d'art contemporain de Moscou, inaugurée jeudi au Musée Lénine, consacre l'explosion de la création russe. Une exposition "off" présente des œuvres, de 1960 à nos jours, et rappelle le rôle de pionniers des artistes dissidents, pourchassés par le pouvoir soviétique.Moscou de notre envoyé spécialLa première Biennale d'art contemporain de Moscou a été inaugurée, jeudi 27 janvier, au Musée Lénine. Confiée à six commissaires d'exposition, russes et étrangers (dont le Français Nicolas Bourriaud), choisis par le Russe Joseph Backstein, elle est intitulée "Dialectiques de l'espoir", un titre emprunté à l'écrivain Boris Kagarlitsky, et présente une quarantaine d'artistes, de tous pays, pour la plupart très jeunes mais très en vue. Elle se déploie aussi dans d'autres lieux, comme le Musée d'architecture, qui fait la part belle à une installation de Christian Boltanski parrainée par l'Association française d'action artistique (AFAA), et la station de métro Vorobyovy-Gory. Outre Boltanski, les organisateurs ont invité deux pointures de l'art contemporain, l'Américain Bill Viola et le Russe Ilya Kabakov.Mais elle est surtout rendue passionnante par la multitude des projets parallèles qu'elle suscite et qui témoignent des profondes tensions que vit aujourd'hui la société russe comme de la complexité d'un pays qui oscille entre l'ouverture au monde et le repli sur soi. Car la biennale de Moscou n'est pas la première occasion pour les Russes de se frotter à l'art international et d'avoir, ensuite, des raisons de le regretter : durant l'été 1957, une exposition avait réuni, parc Gorki, près de 4 500 œuvres de 500 artistes venus de 52 pays. Les jeunes peintres moscovites purent y voir pour la première fois les tableaux des tendances les plus diverses de l'art moderne, y compris de l'abstraction américaine. Oskar Rabine y reçut un prix d'honneur. Rabine, peintre rattaché au néo-expressionnisme ou au réalisme fantastique, trop négligé aujourd'hui, joua un rôle majeur dans la diffusion d'un art "non officiel" en URSS.C'est aussi à ce moment que commença la vogue des "expositions d'appartements" : les artistes non officiels montrant leurs œuvres chez des particuliers, à l'abri (précaire) des foudres du KGB. Les décennies qui suivirent furent une succession de tentatives d'émancipation de certains artistes, souvent regroupés dans des pratiques collectives, alternant avec les mesures de rétorsion des autorités. L'histoire de l'art soviétique fut émaillée de ces escarmouches, la plus fameuse étant l'exposition organisée en 1974 dans un terrain vague de banlieue, qui fut détruite par des bulldozers. Des peintres furent menacés d'internement psychiatrique, envoyés au service militaire ou incités à émigrer.À LA FIN DE L'EXPO, LES CAVESC'est cette histoire que raconte, en grande partie, l'exposition off organisée par Andreï Yerofeyev dans l'aile moderne de la Tretyakov. Elle ne doit être ratée sous aucun prétexte : elle présente des œuvres, de 1960 à nos jours, créées par des artistes en délicatesse avec l'art officiel. Tout un pan de la modernité, dont on a entendu parler sans jamais le voir, en Russie comme à l'étranger, est enfin exposé. Il forme une introduction idéale à l'art contemporain russe. Or, selon des sources bien informées mais non confirmées par l'intéressé, les supérieurs de Yerofeyev l'ont prévenu, dès le vernissage : à la fin de l'expo, tout ça retournera illico dans les caves, pour ne plus en sortir.Dans le bâtiment voisin, une autre exposition n'est pas sans ambiguïté. Elle est organisée par la galerie Guelman, une des plus importantes de Moscou, et montre des œuvres contemporaines dont certaines sont très politiques, comme cet arrêt de bus, conçu par Oleg Kulik, flanqué d'un panneau publicitaire montrant une terroriste tchétchène ceinturée d'explosifs et gisant inconsciente dans un fauteuil, allusion limpide à la prise d'otages du Théâtre de la Doubrovka en octobre 2002. La direction du bus indiquée sur l'arrêt dit simplement : "Destination Russie." Il y a aussi une série de parodies de tableaux constructivistes, par Avdei Ter-Oganyan, chacun portant une explication aigre-douce, du genre : "Cette œuvre est destinée à insulter la Fédération de Russie..." Où encore les guillotines installées dans des chevalets de peintre par Andrei Philippov : l'œuvre est intitulée Verticale du pouvoir, soit la formule utilisée par Poutine pour définir son régime.Le procureur avait, un temps, menacé de fermer l'exposition pour "atteinte à la pudeur", mais il semble désormais s'orienter vers des poursuites individuelles contre les artistes concernés. C'est que l'organisateur, Marat Guelman, est aussi un des principaux responsables de la communication politique du pouvoir actuel, fonction qui le conduit parfois à prendre des options aux antipodes de celles que suggère son exposition. Mais pas au point d'en être tenu pour responsable.Ces expositions frappent donc de plein fouet l'ancienne nomenklatura : les artistes traditionnels, académiciens qui, en soumettant leur art aux volontés des régimes successifs pour vivre grassement de prébendes, ont produit des œuvres d'une banalité affligeante, sont soudain confrontés à l'invasion de la modernité, sous tous ses aspects, et devraient réagir avec tout le poids politique - il reste considérable - dont ils disposent. Le quotidien russe anglophone Moscow Times remarque que la projection incongrue au sein de la biennale du film Lénine est vivant, tourné par Mikhail Romm en 1958, est sans doute destinée à calmer les nostalgiques de l'ordre ancien.VODKA SPONSORISÉECette curieuse forme de schizophrénie se retrouve aussi dans les querelles byzantines qui ont émaillé la préparation de cette biennale. Elles ont entre autres opposé l'exposition officielle, dirigée par Joseph Backstein, aux organisateurs des événements parallèles. La première est la seule à bénéficier d'une subvention publique : elle s'élève à 2,5 millions de dollars, selon le vice-ministre de la culture, Mikhail Shvykoy (beaucoup moins, selon d'autres sources), qui a précisé, non sans humour, lors d'une conférence de presse : "Je dois dire avec tristesse que seule la vodka servie au vernissage a été sponsorisée par le privé..."Affirmation que dément pourtant l'impressionnante collection de logos d'entreprises publiée en première page du catalogue. Les autres, y compris les lieux institutionnels comme le Musée de la photographie et du multimédia, dirigé par Olga Svlibova, ou la Tretyakov, se sont débrouillés comme ils ont pu. Avec, d'ailleurs, des résultats tout aussi intéressants.Il n'en demeure pas moins que, aujourd'hui, le pouvoir semble décidé à favoriser l'ouverture artistique du pays, comme le déclare le ministre de la culture, Alexandre Sokolov, dans un communiqué : "Supporter l'art contemporain est la plus importante direction de la politique culturelle de notre pays - une Russie dynamique et en développement."Jusqu'à une éventuelle nouvelle reprise en main, comme celle que craignent les milieux d'affaires ou les entrepreneurs depuis le procès qui a opposé le pétrolier Ioukos au pouvoir politique. Ou encore celle qui s'esquisse actuellement dans les relations avec l'étranger : le Parlement russe examine en ce moment une loi qui permettra de refuser un visa à quiconque aurait critiqué la Russie ou son régime. C'est pour cela aussi, clamons-le haut et fort, que la biennale de Moscou est nécessairement formidable...Harry BelletUne biennale "off" à GroznyUn temps pressenti pour participer à la Biennale de Moscou, l'artiste péruvien Jota Castro a préféré organiser (avec Evelyne Jouanno) une biennale "off", assez excentrée puisqu'elle doit se tenir à Grozny, en Tchétchénie. Placés sous le parrainage de la Fédération internationale des droits de l'homme, plus de cinquante artistes internationaux ont accepté d'y participer, en limitant sérieusement le volume de leurs œuvres, puisqu'elles doivent toutes rentrer dans une seule valise.Le 23 février, date anniversaire de la première déportation des Tchétchènes par Staline, en 1944, cette valise sera expédiée en Tchétchénie, pour y être exposée dans un lieu encore indéterminé. Le même jour, Jota Castro, qui expose au Palais de Tokyo à Paris, consacrera un espace à l'événement, afin que les propositions artistiques envoyées en Tchétchénie puissent être présentées au public. Y seront aussi projetés les films de Mylène Sauloy (Le Monde du 22 septembre 2004) décrivant le quotidien des Tchétchènes depuis le début de la première guerre en 1994.
