Mort d'El Chocolate

Mort El Chocolate, irremplaçable "cantaor" flamenco L e chanteur (s'agissant de flamenco, on dit "cantaor") Chocolate est mort à Séville, mardi 19 juillet, en son domicile, des suites d'un cancer, à l'âge de 75 ans. Il habitait le quartier de la Macarena, la Vierge la plus célèbre avec celle de Triana. Le cimetière San Fernando est juste en face. Il compte quelques pensionnaires célèbres : Joselito, Sanchez Mejias, Belmonte, Patquirri, toreros, et des flamencos de premier plan. Né en 1931 à Jerez de la Frontera, Antonio (de la Santisima Trinidad, pour le nom complet) Nuñez Montoya, dit El Chocolate, a suivi sa famille dans la petite enfance à Séville. Il se produit, mais le mot convient aussi mal que possible, dès l'âge de 8 ans, dans les bars sans barres, les garages où l'on ne gare rien et les bouges bon enfant de l'Alameda de Hercules. Sur la place aux vestiges romains trône depuis vingt ans la statue d'Antonio Mairena (cantaor de légende). Il y a vingt ans que l'Alameda de Hercules et son dédale de ruelles à filles de joie inchangé depuis les Romains n'abrite plus le moindre bouge. Mais, à la fin des années 1930, le garçon partageait la scène avec Tomas Pavon, Caracol, La Pompi ou La Niña de la Peines. Un cantaor s'identifie aux noms de ses maîtres. El Sordillo fut le premier. Outre l'artiste de premier plan que tout le monde (c'est-à-dire une quinzaine de traîne-savates et un garçon coiffeur de Triana) avait reconnu en lui - le fait est aujourd'hui planétairement établi -, Sordillo tenait un avantageux commerce ambulant de caramels, tout le long des rues peuplées de bistros. Chocolate - l'origine de son nom de scène est compliquée et gênerait aujourd'hui tous les protecteurs de la santé publique - fait de vrais débuts à Melilla, au théâtre Zorrilla, après avoir écumé les fêtes de la province et de Huelva, sans oublier le pèlerinage annuel du Rocio. Dans les années 1950, il est un des artistes les plus renommés de la route du Sud, enregistre beaucoup, ne quitte guère l'Andalousie, remporte les prix importants dans les festivals. Il est le lauréat, pour une prestation qui brûle encore ce soir la mémoire, de la IVe Biennale de la ville de Séville (1986). Au cours des années 1980, Chocolate est invité, de Madrid à Nueva York (l'espagnol est langue officielle de la ville de New York), sur les scènes les plus prestigieuses. Sa contribution à Flamenco Puro est essentielle au succès du spectacle qu'il joue à New York, aux côtés de Fernanda de Utrera, El Farruco, Juan et Pepe Habichuela, Manuel Carrasco et La Chaqueta. Visage ténébreux que l'âge avait rendu tragique, tempérament de feu, illimité, la voix gitane de Chocolate est inquiétante et hors norme. En scène comme à la ville, il semblait non conforme, irrécupérable, indiscutable aussi, pour sa manière d'habiter le cante, et d'être à lui seul, dans son corps comme dans son larynx, le fandango ou le martinete. On le considérait comme un cantaor "largo", de répertoire et de possibilité étendus. Mais il excellait dans les formes où se reconnaissent les Gitans d'Andalousie, la solea, la siguiriya et le tango, sans oublier por buleria, où son désespoir se noyait dans cette truculence qui lui servait d'alibi. Ce qui se perd à la mort d'un flamenco, ce n'est pas une technique ou un art - ça, c'est à la portée d'un écolier limousin moderne -, c'est une existence ancienne, une voix imprenable, l'indifférence, bien au-delà de la souffrance, à tout ce qui n'est pas le chant ou la danse. El Chocolate ne chantait pas "bien" ou "mal" : il restait le seul à savoir s'il avait réellement chanté ou pas. Qui l'a vu le samedi 13 mai 2000 à Aubervilliers, déchiré, lamentable, éblouissant, n'en doute pas. Sottise un peu montée du col : les gens irremplaçables, les cimetières en sont pleins. Cette calembredaine est connue : malheureusement, pour les flamencos elle est vraie ; le cimetière San Fernando, où il réside désormais, abrite un irremplaçable Antonio de la Santisima Trinidad Nuñez Montoya qu'on appelait, de la Campana à Nueva York, de son nom de prince de la nuit, El Chocolate.