Exposition Egon Schiele, douceurs et effrois magnétiques Avec plus de 220 œuvres, le Musée Albertina de Vienne propose la plus grande exposition jamais consacrée au génial peintre viennois. Saisissant.C'EST LA PLUS IMPORTANTE exposition jamais consacrée à Egon Schiele (1890-1918) qui vient d'ouvrir au Musée Albertina de Vienne. On la doit à l'énergique professeur Klaus Albrecht Schröder, qui a largement participé à la restauration, achevée en 2003, de cette ancienne résidence des Habsbourg. Il est le directeur de ce musée qui abrite la plus riche collection d'arts graphiques au monde (hélas, inaccessible au grand public) avec un million d'estampes et 65000 dessins de maîtres, de Dürer à Cézanne en passant par Michel-Ange ou Léonard de Vinci. Mais l'infatigable professeur Schröder est aussi, on ne dira pas un «spécialiste» tant le mot ne convient pas à la passion admirative qu'il voue, depuis trente ans, à son artiste de prédilection, mais le commissaire de l'exposition et l'auteur, presque à lui seul, de l'imposant catalogue.Comme il est délectable de soudain découvrir un peintre que l'on croyait connaître parce que l'on en avait vu quelques œuvres ici et là (au Grand Palais, en ce moment, par exemple) et que l'on sentait bien que de la sainte trinité viennoise Klimt, Kokoschka, Schiele, ce dernier était sans doute le plus profondément «artiste». En voilà l'indiscutable illustration. Plus «artiste» parce que son œuvre dépasse largement les catégories du joli, bien sûr, et même du beau (et pourtant...) pour accéder à quelque chose de plus singulier et de plus universel, à une cosa mentale généreuse qui nous renvoie à l'être, et à chacun de nous en particulier, et non pas seulement à lui-même comme on l'a trop souvent et hâtivement déduit de la prétendue passion narcissique de cet artiste qui fit d'innombrables autoportraits et écrivit un jour à sa mère, en toute candeur: «Combien doit être grande ta joie de m'avoir engendré!»L'exposition compte quelque 220 œuvres (dont 130 de la collection de l'Albertina). Cette abondance, cette surabondance même, loin de nuire ou de lasser, était nécessaire. D'abord parce qu'elle montre que ce foudroyé, mort à 28 ans de la grippe espagnole (peu après son ami Klimt, qu'il avait dessiné sur son lit d'agonisant), ne saurait se réduire à quelques clichés qui ont la vie dure. Egon le maudit, Egon «suicidé de la société»? Si ses débuts furent difficiles, il connut un succès considérable de son vivant et fut salué et encouragé par des notables intelligents qui furent parfois ses amis. Egon le pervers polymorphe? Il est vrai qu'il a dessiné des scènes d'un érotisme cru, maussade et désenchanté; il a dessiné des nus de fillettes, parfois de fillettes des rues (comme Caravage choisissant ses modèles de Vierges dans les bordels) et une très jeune mädchen en fugue se réfugia chez lui. Mais il est vrai également que jamais il n'est question de perversité, encore moins de pédophilie – les demoiselles de Balthus sont autrement plus équivoques. Et si, en 1912, il fit de la prison pour incitation à la débauche – éternelle sottise des censeurs, les mêmes, au fond, qui condamnèrent Baudelaire ou Flaubert –, la légèreté de la peine dans la Vienne pourtant puritaine et intraitable de l'époque, la sentence donc, trois jours seulement d'enfermement soit vingt-quatre avec la préventive, est suffisamment éloquente. Cette expérience fut cependant très éprouvante pour le doux Schiele. Mais elle lui inspira quelques aquarelles d'une simplicité grandiose et des textes poignants du peintre qui était aussi poète (lire l'encadré) que son ami Arthur Roessler publia en 1922.Passons sur tout cela, passons aussi sur le Schiele théosophe, cataleptique, curieux des travaux de Charcot et de Freud sur l'hystérie, torturé, le peintre des corps démembrés (jamais l'expression d'«écorché vif» n'aura si bien convenu qu'à cet artiste). Il y a tout cela dans l'œuvre, bien sûr, mais il y a bien d'autres choses. Ce que permet cette exposition c'est de se plonger dans l'océan de ce merveilleux oxymore: l'infinie variété de l'œuvre d'un obsessionnel magnétique.Schiele, à qui un propos maternel et peut-être mensonger fait tenir son premier crayon à 18 mois, est un dessinateur qui respire à hauteur d'épaule des plus grands, un coloriste hors pair, un virtuose presque inégalé de la gouache (ah! ces auras blanches qui électrisent certains portraits – et leur spectateur – ou le rouge des manteaux de certains personnages). Cela ne fait pas l'artiste. Klimt, l'élégant aîné et qui resta toujours son ami, en avait lui aussi, du métier. la phrase qui suit est trop longue: on ne la comprend pas! Mais il reste à la base un décoratif, là où Schiele est un explorateur: du corps, des âmes, de la sexualité, de la grande joie panique, de la douceur la plus exquise (les séries des jeunes filles endormies ou ses fleurs printanières), de l'angoisse et de l'effroi qui confinent parfois à l'extase ou sombrent dans l'abattement ou la déréliction la plus douloureuse, de la solitude la plus tétanisante (ses arbres d'hiver ou ses autoportraits, bien sûr), de la tendresse ineffable comme dans cette extraordinaire composition qu'est ce Groupe de trois jeunes filles (1911): qu'elle est vaste, la palette du poète.Au visiteur qui a peut-être un préjugé sur Schiele et ses déformations des gestes, des corps et des visages, qui ne verrait en lui qu'un grotesque sublime ou un halluciné de génie, Klaus Albrecht Schröder donne cet amical conseil: «Regardez les yeux.» Yeux clos, extasiés, intenses ou fatigués, Schiele est aussi l'un des plus grands peintres du regard.On sort de cette exposition ravi et éprouvé. L'éblouissement et parfois les frayeurs passées, on se demande ce que tout cela veut dire. Quel est le fil énigmatique qui relie toutes ces œuvres, quelle est la mystérieuse cohérence d'une telle somme artistique dont on saisit à l'Albertina qu'elle est tout sauf chaotique. Les réponses sont multiples, sans doute. On peut rester songeur, par exemple, devant cette toile intitulée Rédemption montrant un personnage solitaire et de dos. Serait-ce qu'il fuit la possibilité du salut? Ou qu'au contraire Egon, le christique, le crucifié à bien des égards, nous invite à regarder avec lui, dans la même direction, un point salvateur et indéfinissable.A l'Albertina Museum de Vienne jusqu'au 19 mars 2006. Tél.: 43.(01).534.830. info@albertina.at.Somptueux catalogue en allemand (et une version anglaise à partir de janvier), 29 €.
