Mort d'Edward Bunker

Mort Edward Bunker, mort d'un ténor des barreaux L'auteur de romans noirs, 71 ans, en avait passé une vingtaine en prison. l y a quinze jours disparaissait Ed McBain, 78 ans ; là, Edward Bunker, 71 ans. Soit deux figures du roman noir américain. Cependant, hormis leur génération, peu de chose rapprochait l'élégante star mondiale du police procedural, célèbre pour sa saga du 87e District et chevillé à la côte est des Etats-Unis, du taulard de la côte Ouest devenu auteur culte mais présence à jamais sulfureuse. Même avec l'âge, même affaibli comme il y a quatre ans, quand nous l'avions rencontré à Paris à l'occasion de la parution de ses mémoires (Education d'un malfrat, son dernier livre), Edward Bunker dégageait une irréductibilité intimidante. Grand corps sec qu'on savait passé par toutes sortes de violences et l'ingurgitation de tombereaux de substances illicites ou d'antalgiques, visage buriné comme un vieux Cheyenne, regard bleu voilé d'une paupière mi-close, il savourait un joint allongé sur son lit. Au détour de la conversation, alors qu'il détaillait un quotidien désormais tranquille et plutôt cossu auprès de sa femme Jennifer et de leur fils, il avait soudain glissé : «Si, là, des potes me proposaient un superplan, j'en serais.» On l'avait cru sur le champ. Edward Bunker ne se la racontait pas, son vécu suffisait, et il le savait, comme en témoignait son écriture. Dépouillement. «C'est James Ellroy qui m'a fait découvrir Eddie, se rappelle François Guérif, son éditeur en France (1). Il me répétait : "François, le plus grand livre sur les bas-fonds de Los Angeles, c'est No Beast so Fierce (Aucune bête aussi féroce). No Beast so Fierce, No Beast so Fierce", il me martelait ça... A l'époque, le livre était épuisé aux Etats-Unis, mais Ellroy s'est débrouillé pour m'en envoyer une copie, et quand j'ai lu ça, j'ai été saisi. Rien à voir avec les récits d'autres taulards : aucune démagogie, aucune complaisance, aucun apitoiement sur le mauvais sort. Au contraire, une rigueur, un dépouillement stylistique, comme janséniste, qui se doublait d'un vrai sens du récit, de l'ellipse, de la violence.» Fictionnelle, l'oeuvre d'Edward Bunker est éminemment autobiographique, nourrie de son expérience de voleur, dealer, braqueur, extorqueur de fonds, et, donc, de détenu : entre 1950 et 1975. De libérations en récidives et peines de plus en plus lourdes, il avait passé une vingtaine d'années en prison, notamment au pénitencier de Saint Quentin et à la prison de haute sécurité de Marion (Illinois), autre coupe-gorge notoire. Dans les années 60, il avait un temps figuré sur la liste des dix hommes les plus recherchés par le FBI. Dans ses livres, que l'action prenne place à l'air libre ou derrière les barreaux, les atmosphères sont toujours électriques, viciées, oppressantes, alimentées par des montées de speed, de testostérone, d'insultes, de violence. L'explosion peut être latente, comme dans la Bête contre les murs où un très jeune et trop joli détenu ne doit son salut qu'à un caïd auprès duquel il apprend vite fait la loi du milieu, jusqu'à un jour planter lui-même, dans le dos, un inmate qui le pelote. Mais le déferlement peut aussi être immédiat, cueillir à froid (voir l'ouverture des Hommes de proie) où le bien surnommé Mad Dog (chien enragé), encocaïné jusqu'à la moelle, poignarde sa copine dont il étouffe ensuite la gamine en suppliant, tandis que l'enfant bat des pieds comme les ailes d'un papillon : «Meurs ! S'il te plaît ; meurs !» Mad Dog a eu une enfance pourrie, père inconnu, mère bourreau qui l'a quasi noyé à 4 ans, soeur camée ; Bunker n'en joue par pour autant les pleureuses ni les pourfendeurs moralistes. Il restitue, au cordeau, la trajectoire d'une bombe humaine. Idem sa charge contre les systèmes judiciaire et carcéral américains, qui repose sur des descriptions in vivo à faire froid dans le dos et un catalogue d'incohérences imparable : après ça, réinsertion et rédemption relèvent de la baliverne. «Ses livres sont comme des radiographies hyperprécises», dit François Guérif. «Des récits qui ont révélé mieux que n'importe quel romancier contemporain, l'anatomie de l'esprit criminel», écrit William Styron dans la préface des Hommes de proie. Cette distance est d'autant plus remarquable qu'Edward Bunker aurait pu se trouver des excuses, enfant d'Hollywood délaissé par des parents vite divorcés, bientôt abandonné par sa mère danseuse de revue et à peine éduqué par son père, placé à 9 ans en internat, où il fugue, cogne, avant de se mettre à voler et de connaître écoles militaires et autres centres de redressement, jusqu'à devenir, à 17 ans, le plus jeune prisonnier de Saint Quentin. Mais même dans ses mémoires, souvent poignants, le pathos n'a pas place. Seconds rôles. C'est en 1975 qu'il avait été libéré une bonne fois, deux ans après la parution à grand retentissement médiatique de No Beast so Fierce, écrit en prison il s'était déjà essayé à l'écriture, sans succès. A sa sortie, Dustin Hoffman lui offrait une apparition à ses côtés dans l'adaptation du livre (le Récidiviste, par Ulu Grosbard), début d'une carrière de seconds rôles... de malfrats (Tango & Cash de Konchalovsky, Cameleone de Benoît Cohen, Reservoir Dogs de Tarantino). Ami des acteurs Jeff Bridges ou Jon Voight (qu'il avait conseillé pour son rôle dans Heat de Scorsese), il travaillait à des scénarios, parallèlement à ses romans. «J'aimerais bien savoir ce qu'est devenue son adaptation de la Colline aux suicidés d'Ellroy, dit François Guérif. En tout cas, un de ses grands bonheurs cinématographiques a été Animal Factory, le film qu'a tiré Steve Buscemi de la Bête contre les murs. Eddie y joue un vieux détenu qui aide le jeune à s'évader et ça, symboliquement, c'était très fort, très émouvant pour lui.»