Exposition Edvard Munch, inventeur de la peinture autobiographique Affirmez en France qu'Edvard Munch est un artiste majeur : vous obtiendrez des moues, des objections et des réponses du genre "Oui, c'est un précurseur de l'expressionnisme." Vous souvenez-vous d'une rétrospective Munch à Paris ? Il fut exposé, il y a quelques années, au Musée d'Orsay, mais partiellement et brièvement, pour la première partie de son oeuvre. La seconde moitié, de la crise de 1902 à sa mort en 1944, est à peu près inconnue en France. C'est aussi à Londres... "Degas, Sickert and Toulouse-Lautrec : Moder Life in Britain and France, 1870-1910", Tate Britain, Millbank. Infos : www.tate.org.uk. Jusqu'au 9 janvier 2006. "Jeff Wall : Photographs, 1978-2004", Tate Modern, Mill Bank. Infos : www.tate.org.uk. Jusqu'au 8 janvier 2006. "Between Past and Future : New Photography and Video from China", Victoria & Albert Museum, Cromwell Road. Infos : www.vam.ac.uk. Jusqu'au 8 janvier 2006. "Paul McCarthy : LaLa Land Parody Paradise", Whitechapel Art Gallery, 80-82 Whitechapel High Street. Infos : www.whitechapel.org. Jusqu'au 8 janvier 2006. "Ilya and Emilia Kabakov : the House of Dreams", Serpentine Gallery, Kensington Gardens. Infos : www.serpentinegallery.org.uk. Jusqu'au 8 janvier 2006. "Diane Arbus : Revelations", Victoria & Albert Museum, Cromwell Road. Jusqu'au 15 janvier 2006. "Jungles in Paris : the Paintings of Henri Rousseau", Tate Modern, Mill Bank. Du 3 novembre au 5 février. "China : the Three Emperors, 1662-1795", Royal Academy of Arts, Burlington House, Picadilly. Infos : www.royalacademy.org.uk. Du 12 novembre au 17 avril 2006. [-] fermer Elle est pourtant splendide et passionnante. Pour s'en convaincre, il faut aller à la Royal Academy de Londres, qui présente, après Stockholm et Oslo, "Munch par lui-même", étude en cent cinquante peintures, dessins et gravures de la part autobiographique de l'oeuvre. Cette part est essentielle, à tel point que l'on peut tenir Munch pour l'un des inventeurs de l'autobiographie picturale, au même titre que Van Gogh, qui n'était son aîné que de dix ans. Comment se peindre ? Comment donner forme visible au psychique, au fantasmatique, à l'obsessionnel ? Autant de questions que Munch affronte directement, avec une intensité souvent féroce, avec une franchise qui peut paraître de l'impudeur. Il y répond de plusieurs manières. La plus simple, ce sont les symboles qui inscrivent des passions et des terreurs dans des corps et des postures. Corps féminins et nus, postures menaçantes ou provocantes, madones dépravées et vampires en colère : dans les années 1880 et 1890, Munch en fait grand usage, conformément à la mode symboliste de l'époque, aussi active à Munich qu'à Paris, à Berlin (où il séjourne longtemps) qu'à Bruxelles. A ses créatures crépusculaires, il donne pour victimes de pâles amants exsangues et, pour compagnons, des squelettes rieurs. Par le dessin tournoyant et la couleur en rubans et spirales, il renouvelle l'ancien genre de l'érotisme macabre qui prospérait au temps de Grünewald et d'Altdorfer. Il le transpose dans des paysages scandinaves à l'heure du couchant. Les effets opèrent par l'allégorie et le fantastique. Ce Munch est le contemporain de Redon et de Rops et s'engage loin dans la transcription de ses désirs et de ses peurs. Mais, par comparaison avec ce qu'il advient ensuite, il paraît retenu. Cet ensuite est celui de sa liaison avec Tulla Larsen, sur le mode de l'hystérie : les crises à répétition et, en 1902, la balle de revolver que Munch se tire dans la main gauche au terme d'une dispute ultime. Suivent des années de dépression, d'alcoolisme et de soins dans des cliniques. Si, à aucun moment, Munch ne s'avance aussi loin que Van Gogh vers l'autodestruction, il se met cependant gravement en péril - et cela au moment où sa notoriété artistique est la plus grande en Europe, ce qui ne l'intéresse ni ne l'apaise en rien. LA PEINTURE ÉCLATE, COULE Le symbolisme cesse alors de lui suffire. Il se concentre sur deux genres, l'un qu'il invente, l'autre qu'il développe à l'infini. Celui qu'il invente, c'est une peinture de l'autobiographie transposée et épurée. L'affrontement avec Tulla se métamorphose en assassinat de Marat par Charlotte Corday. Dans les différentes versions, peintes durement par entrecroisements de touches étirées et stylisation des contours, il devient Marat, nu sur un lit, et Tulla devient la meurtrière, nue elle aussi. Il n'y a pas de couteau, mais des éclaboussures de sang et des fruits aux formes sexuelles. Ce Munch/Marat peut devenir un blessé abandonné dans une salle d'opération, alors que des visages observent son agonie derrière une vitre. Chaque fois, le peintre cherche une formulation ramassée et explicite de la tragédie. Qu'il exécute plusieurs versions du même thème ajoute à la force de l'ensemble. Il en est de même quand il peint et repeint des dîners dans la bohème artistique, qui sont des fables de la séduction et l'infidélité et quand il consacre plusieurs grandes toiles au peintre et son modèle, modèle subjuguée ou accablée, peintre satyre ou désespéré. La peinture éclate en taches, coule, ne couvre pas le blanc de la toile : on la croirait jetée en quelques instants, même si Munch a préparé la composition dans des dessins et études. L'autre genre, qui submerge Munch à partir des années 1910, c'est l'autoportrait. Fusains, crayons de couleur, gravures sur bois, lithographies et peinture, tout lui est bon. Il s'observe nu sur un tapis, scrute son visage qui maigrit, se regarde costumé en bourgeois digne ou affalé en buveur, en malade de la grippe espagnole ou en "tas d'os" - la formule est de lui. Il se place dans l'encadrement d'une fenêtre ou dos au mur, entre une horloge et un lit également inquiétants. Avec l'âge, le crâne apparaît sous le visage et les yeux s'agrandissent. Les ultimes toiles sont d'un vieillard seul, dans une Norvège occupée par les nazis qui l'ont inclu dans les "artistes dégénérés" et ont exclu ses toiles des musées allemands, où elles étaient nombreuses avant 1933. Ni sa méfiance ni sa colère ne faiblissent jusqu'à la fin. A qui le comparer alors ? A Beckmann peut-être, autre obsédé de l'autoportrait. Ni Munch ni Beckmann ne figurent dans "Autoportrait", exposition de la National Portrait Gallery, annoncée comme un événement. L'histoire du genre est résumée en 55 oeuvres de Van Eyck à Baselitz. C'est peu pour un sujet si complexe. Il est aussi malaisé de distinguer l'esquisse d'une analyse historique qu'un principe de sélection. Sa caractéristique la plus nette est qu'elle fait une large part aux artistes féminines, de Sofonisba Anguissola à Marlene Dumas, en passant par les peu connues et intéressantes Anna Dorothea Therbusch-Lisiewska et Sabine Lepsius. Un autre trait est le patriotisme artistique : Freud, Bacon, Hamilton, Kossoff et Saville seraient, tous ensemble, les figures majeures du XXe siècle. On peut en douter. En dépit de ces défauts, l'exposition peut plaire. Comment pourrait-il en être autrement, puisqu'elle réunit des toiles de Rembrandt, Vélasquez, Rosa, Hogarth, Courbet, Degas, Cézanne ou Bonnard ? S'y ajoutent des artistes moins connus et tout aussi remarquables, Thoma, Corinth et Spencer. Tout cela fait un étrange fatras d'excellentes peintures. "Munch by Himself", Royal Academy of Arts, Burlington House, Piccadilly, Londres. Infos : www.royalacademy.org.uk. Tous les jours, de 10 heures à 18 heures, vendredi jusqu'à 22 heures. Entrée : 8 £. Jusqu'au 11 décembre.