Anniversaire Edition : Vingt ans de dilettantisme La célèbre maison de la Butte-aux-Cailles fête ses 20 ans. Livre après livre, cet éditeur indépendant et atypique a forgé son identité sur des principes simples : curiosité, découvertes, rééditions, couvertures attrayantes et petite production. Dominique Gaultier dirige depuis vingt ans les éditions Le Dilettante. Successivement comptable, libraire puis éditeur, il s'est forgé une réputation de découvreur de talents. Parmi ceux-ci, Anna Gavalda, dont le dernier roman «Ensemble, c'est tout» dépasse les 400 000 exemplaires vendus.  Photo Mélanie Frey  Dilettante. n. (mot ital.). Personne qui s'adonne à une occupation, à un art en amateur, pour son seul plaisir. Personne qui ne se fie qu'aux impulsions de ses goûts. (Le Petit Larousse)... En vingt ans, la maison qui affiche cette définition sur chacun de ses livres n'a pas failli. Elle a prospéré en gardant la ligne : de jeunes auteurs, des textes oubliés ou inédits. Le garant de cette qualité se nomme Dominique Gaultier, connu pour son flegme apparent, ses sautes d'humeur et ses pantalons de velours autant que pour son ironie et son flair éditorial. Il a commencé comme aide-comptable. La légende ne dit pas si, comme son auteur fétiche Henri Calet, qui fut clerc d'huissier à ses débuts, il jetait ses liasses de bordereaux dans le caniveau avant de s'offrir de belles journées buissonnières. «Autant qu'il m'en souvienne, j'ai toujours lu. Grand échalas et nul en gym, je ne pouvais pas faire grand-chose d'autre...» Il traîne dans les mouvements anarchistes, livre les tracts, fait les comptes, vend des brochures. «J'ai appris le business chez les anars !» Il y attrape aussi le goût de vendre des livres. En 1974, la déflagration que constitue l'ouverture de la première librairie Fnac, à Montparnasse, compromet le sort de nombreuses échoppes de quartier. Le groupe d'amis qui sera à l'origine du Dilettante est déjà constitué autour du Canard du 13e, petite feuille libertaire où les nouvelles du quartier sont traitées de manière satirique. Ils reprennent une enseigne, rue Barrault, La Commune de la Butte- aux-Cailles, se font connaître en vendant des auteurs passés de mode. «Nous avons acheté des stocks chez les éditeurs. Ils en avaient plein leurs caves et étaient ravis de s'en débarrasser.» Premières tentatives de (ré)édition (Paul Gadenne, Raymond Guérin, Henri Calet) avec le Tout sur le tout. Première revue avec Les Grandes Largeurs (en hommage, encore et toujours, à Henri Calet). Premiers divorces. On reproche à Gaultier son dilettantisme. Qu'à cela ne tienne, il en fera ses lettres de noblesse. La petite bande du 13e arrondissement (José Benhamou, Patrick Meunier, Anne-Marie Adda, Olivier Rubinstein, Léon Aichelbaum et Dominique Gaultier) s'aperçoit rapidement que les textes courts ou inédits sont noyés dans les revues, alors qu'en les isolant avec des petits tirages offerts aux clients de la librairie, ils sont mis en valeur. Les premières plaquettes naissent en 1985 : la Chinoise, d'Eric Holder, et Grognards et hussards, de Bernard Frank. Une découverte et une redécouverte. L'esprit du Dilettante est déjà là. «La personne la plus importante, à cette époque, a été Anne-Marie Adda, note Dominique Gaultier. Elle a donné au fil des années une identité visuelle à la maison.» Venue des arts appliqués et de la création textile, Anne-Marie Adda, férue de récup', révolutionne la manière de concevoir les couvertures de livres. «Je n'avais aucun principe, aucune ligne, explique l'illustratrice. Ce n'était pas du tout apprécié à l'époque, trop décalé, pas perçu comme sérieux.» Qualité professionnelle, goût d'amateur Après les succès d'estime d'Alain Bonnand, de Jean-Luc Coatalem, d'Alexandre Vialatte ou de Jacques Perret, vient le début d'une reconnaissance. 1992 est une année charnière avec Un pur moment de rock'n roll, de Vincent Ravalec, la Femme de Berroyer est plus belle que toi, connasse !, de Jackie Berroyer, mais aussi Fleischman, Gamblin, Choron, Gébé, Rebatet, Hyvernaud, Nimier... «Le Dilettante, c'est The Shop around The Corner ! raconte David Foenkinos, qui y travailla en 2000. Chacun fait un peu tout. Même après le triomphe Gavalda, Dominique est toujours derrière sa caisse, fait les enveloppes, ne publie jamais sans y croire totalement...» La maison devient de plus en plus «professionnelle», sans perdre les qualités de l'amateurisme. Une douzaine de titres par an, le rythme n'a jamais changé. Même à partir de 1999. 1999 ? «Une année absolument grandiose. Dans la même semaine, je reçois deux manuscrits : Plaisir d'offrir, joie de recevoir, d'Anna Rozen, et Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part, d'Anna Gavalda... Alléluia !» Le premier sort en mai et se vend à 15 000 exemplaires, le second connaîtra le succès que l'on sait (250 000 livres vendus), et l'auteur Anna Gavalda a dépassé avec son troisième roman, Ensemble, c'est tout, sorti en mars 2004, les 400 000 exemplaires... Dominique Gaultier, qui met un point d'honneur à lire tous les manuscrits qu'il reçoit, se fait vite une réputation de découvreur de talents. L'écrivain Serge Joncour, qui avait lui aussi envoyé par la poste son premier roman, Vu, est l'un d'eux. «Même vingt ans après, dit-il, ils ne sont pas blasés. C'est un rituel. Tous les matins Dominique réunit sa troupe de stagiaires pour le comité. C'est vraiment une maison d'apprentissage. Voire une maison de correction, selon l'humeur du jour, car il tient à relire minutieusement, de bout en bout avec l'auteur, chaque texte qu'il publie.» Revers de la médaille, le chant des sirènes des grands éditeurs a détourné certains de ses poulains, qui gardent à la maison un attachement sentimental, revenant à leurs premières amours pour des textes courts. «Il y a plusieurs cas de figure, confie Gaultier. Eric Holder, c'est la fidélité même ! Mais à ses débuts, nous n'avions pas les moyens logistiques de publier un roman, avec nos tirages à 333 exemplaires pour happy few. On ne savait pas qu'on pouvait faire des best-sellers. Aujourd'hui, on peut dire aux auteurs qu'en plus de livres jolis, sur beau papier, avec des cahiers cousus et des rabats de couverture, on peut leur apporter le succès.» Reconnu outre-Atlantique Alors, oisifs ou travailleurs, les dilettantes ? Très travailleurs. Si la maison confie sa distribution à Union Distribution en 1998, après treize années de colis et de livraisons en camionnette, elle a toujours gardé sa propre diffusion (la promotion auprès des libraires). Une manière de rester très impliquée sur chaque texte, et de conserver son indépendance. A partir de 2000, Claude Tarrène, ancien du Serpent à Plumes, rejoint l'équipe à la direction commerciale et aux droits étrangers. Aujourd'hui, Anna Gavalda est traduite dans 34 langues ; Martin Page 26 ; Serge Joncour 12. Les options des producteurs se multiplient pour les adaptations cinéma, même outre-Atlantique. «La force des livres du Dilettante est leur pouvoir narratif, explique Claude Tarrène. Les auteurs ont un vrai sens des dialogues, et ce sont nos histoires qui nous démarquent à l'étranger, où les couvertures originales sont la règle.» L'agent Lucinda Karter, qui dirige le Bureau du livre français à New York, ne tarit pas d'éloges sur cet éditeur assidu : «Le Dilettante est le seul qui travaille sur les tranches horaires européennes et américaines, le seul susceptible de décrocher son téléphone après 21 heures ! Plus sérieusement, nous avons vendu en peu de temps plusieurs de leurs auteurs à des éditeurs américains, Graff, Gavalda, Page... et cela a redonné de la vie au programme de fiction venant de la France. A partir de là, on a pu vendre plus de livres d'autres maisons.» Surtout, ces Américains ont noté que la France pouvait produire des auteurs inventifs, hors autofiction. Pour fêter son vingtième anniversaire, Le Dilettante publie ces-jours-ci deux livres symboliques : les Rues de ma vie de Bernard Frank et les Sentiers délicats d'Eric Holder, les deux premiers auteurs de la maison. La boucle est bouclée. Et en mai 2005, une correspondance Calet et Guérin sera leur 200e livre. De quoi rempiler pour vingt ans de plus ? On ne change pas une équipe qui gagne.