Exposition Ed Ruscha photographie le quotidien sans qualité Amoureux de la belle image, passez votre chemin ! Le Jeu de paume expose les photos de l'Américain Ed Ruscha, 59 ans. Cet artiste inclassable, pionnier de l'art conceptuel, peintre, graveur, dessinateur, pratique la photo depuis quarante ans en s'asseyant sur toutes les règles du savoir-photographier. Les images sont petites, faites à la va-vite. Elles sont sombres ou surexposées, parfois rayées. Quant aux sujets, ils sont affligeants de banalité : stations-service, gâteaux, appartements, piscines, parkings, palmiers... Et pourtant — ou justement —, les 16 livres de photos de Ruscha, réalisés de 1963 à 1978, ébranlant les repères de l'art, sont devenus des ouvrages mythiques.Il y a quelque paradoxe à vouloir consacrer une exposition à la photographie d'Ed Ruscha, qui considère ses photos "antiphotographiques" et rejette surtout l'appellation de photographe. Avec près de 250 oeuvres, tirages et dessins, la commissaire Margit Rowell veut pourtant croire qu'on peut lire toute l'oeuvre de Ruscha à travers sa photo. Souriant et volubile, Ed Ruscha, 59 ans, concède : "La photo m'a aidé à voir en deux dimensions, et je l'ai utilisée pour mes dessins ou mes peintures." Mais il poursuit : "Ce n'est qu'un moyen pour aller ailleurs. C'est comme mes livres : ce sont d'abord des livres. Il se trouve juste qu'il y a des photos à l'intérieur."En 1963, le premier de ses ouvrages, Twentysix Gasoline Stations, est carrément refusé par la bibliothèque du Congrès. Et pour cause : dans un livre-accordéon, l'artiste agence une série d'images de vingt-six stations-service sans qualité, récoltées sur la Route 66, près de Los Angeles. La vision est brute, frontale. "J'étais le plus froid possible, insiste Ed Ruscha. Comme un reporter qui collecte des faits. Je voulais un non-style. Et j'agissais comme un robot : j'y vais, je prends, je repars." En ce début des années 1960, son travail est un pied de nez aux valeurs défendues par l'expressionnisme abstrait : la subjectivité, l'inspiration, la spontanéité. Ainsi qu'à l'oeuvre unique, puisque le livre est tiré à des centaines d'exemplaires.En puisant ses sujets dans le quotidien le plus prosaïque de la vie sur la Côte ouest des Etats-Unis, qu'il parcourt en voiture, l'artiste remet aussi en cause la frontière entre art et document. Sur la piste d'un Marcel Duchamp, il affirme qu'aucun sujet, aucun objet, n'est indigne de l'art. "Je crois que, quand on s'attache aux choses, quand on les regarde assez longtemps, elles finissent par devenir importantes. C'est un retour au pouvoir des objets." Avant les stations-service, Ruscha a signé avec des objets épars, sales ou usés, trouvés dans son atelier, une série aux accents pop. Boîte de soupe et bouteille de détergent, isolés sur un fond neutre, sortis de leur environnement, y gagnent une nouvelle vie.Le plus perturbant, dans les photos de Ruscha, est sans doute le mélange de rigueur conceptuelle et d'absurde qui caractérise ses projets. Il y a toujours un intrus pour casser avec humour le bel ordonnancement de ses séries : un verre de lait au milieu des feux, un bébé parmi les gâteaux (babycakes). Comme dans ses peintures, Ruscha joue des correspondances entre mots, images et chiffres : "Le livre sur les stations-service est né de mon amour du chiffre 26. C'est la poésie entre le titre et les images qui m'intéresse." Au final, son travail photographique ressemble moins à une tentative d'ordonner le monde qu'à un grand jeu de cubes à la manière dada, où les interprétations sont multiples.L'exposition a le mérite de remonter aux influences de Ruscha photographe en montrant un travail de jeunesse méconnu : d'un tour d'Europe en famille, en 1961, le jeune homme avait rapporté une collection d'images : vitrines, enseignes, vieilles voitures..., où on sent les ombres d'Eugène Atget et de Walker Evans. Ruscha leur ajoute Robert Frank, "qui avait un regard neuf sur l'Amérique, sans doute parce qu'il était étranger", et les prouesses d'un Harold Edgerton, capable de décomposer les soubresauts d'une goutte de lait.Le regard clinique de Ruscha a marqué toute une génération de photographes, également inspirés par son approche sérielle et par son goût du vernaculaire. Les tenants de l'école allemande comme Andreas Gursky, mais aussi nombre de photographes documentaires, comme Martin Parr, se réclament de lui. La banalité, iconoclaste au temps de Ruscha, est même devenue un cliché de la photo contemporaine. Ed Ruscha, sans le rejeter, se moque un peu de cet héritage. Comme il se moque des autres étiquettes (préconceptuel, pop) qu'on a pu lui appliquer.La seule chose qui l'ennuie, c'est la dénaturation de ses photographies. "Quand j'ai fait mes livres, j'ai tout fait pour évacuer le sentimentalisme... Mais avec le temps mon travail s'adoucit, car les choses que je montre disparaissent. Je savais qu'un jour mes photos seraient nostalgiques. Ce jour est arrivé."Ed Ruscha photographe. Jeu de paume, 1, place de la Concorde, Paris-8e. Métro Concorde. Tél. : 01-47-03-12-50. Mardi de 12 heures à 21 heures, mercredi à vendredi : 12 heures à 19 heures, samedi et dimanche : 10 heures à 19 heures. Jusqu'au 30 avril. 6 €.Catalogue Steidl/Whitney Museum of American Art/Jeu de paume. 180 p. ; 200 illustrations, 30 €.
