Exposition Dürer l'immortel au Musée du Prado «Autoportrait aux gants» (1498), figure du jeune homme en dandy d'avant les dandies.  (DR.)  La première chose qui étonne le visiteur de l'exposition Dürer au Musée du Prado à Madrid, c'est la lumière ténue, qu'on jugerait presque insuffisante d'autant que l'entrée jouxte la salle si lumineuse consacrée aux portraits de Goya. Il faut dire que le Musée de l'Albertina de Vienne, qui a prêté à l'Espagne une grande partie de sa collection Dürer, la plus importante du monde, est très précautionneux et semble ne pas plaisanter avec la sécurité d'oeuvres, que des lumières excessives pourraient menacer. Et c'est tant mieux. Car cela oblige le spectateur à une attention plus patiente, on allait dire une écoute en songeant à ces interprètes de musique classique persane dont les flûtes ou les luths savants paraissent d'abord à peine audibles. Ici, de la même manière, il faut s'approcher, s'habituer à la modestie (et à la douceur) de l'éclairage. Quelle aubaine ! Une fois l'oeil lentement installé, il savoure mieux une oeuvre, de la plus désarmante simplicité à la plus extrême sophistication, et le regard se repose, se réjouit, s'inquiète et s'interroge. Belle occasion de contempler longuement la fascinante minutie du fameux Lièvre (1505), oeuvre un temps menacée de retourner à Vienne puisque Klaus-Albrecht Schröder, directeur de l'Albertina, a laissé sortir le chef-d'oeuvre du pays sans autorisation préalable des autorités autrichiennes. Mais Le Lièvre est là et bien là. En compagnie de plus de quatre-vingts autres oeuvres, témoins de l'extraordinaire savoir-faire d'un homme qui était aussi fils d'orfèvre : gravures, dessins, croquis préparatoires, aquarelles et toiles, dont quatre appartenant au Prado, notamment les deux imposants portraits en pied (plus de deux mètres de haut) d'Adam et Eve, si chastes et si sensuels. Invité à la concentration par les salles spacieuses et la lumière presque tamisée, on l'a dit, invité à prendre son temps, le promeneur ici a tout loisir d'admirer les facettes du génie protéiforme d'Albrecht Dürer dont le grand Erwin Panofski, son biographe, disait qu'il a «produit des choses nouvelles qui jamais auparavant ne sont venues à l'esprit de quiconque». On peut par exemple se perdre dans le labyrinthe du Saint Eustache et sa surabondance de détails, ses animaux, son château, ses arbres dont la vigueur rivalise avec les bois du cerf devant lequel s'agenouille le saint soldat romain. On peut s'émerveiller de la beauté des corps humains qu'Albrecht, à l'instar de Léonard, dessinaient avec une perfection incomparable. Et que dire des visages ! Ce portrait que l'artiste fit de lui même – à l'âge de 13 ans ! – avec ces mains interminables et magnétiques comme celles, en prière, qu'il dessina en 1508. Et cet Autoportrait aux gants (1498) où l'artiste, d'une élégance presque féminine, dandy d'avant les dandys, vous regarde avec une pénétrante noblesse. On reste songeur en se rappelant cette phrase énigmatique de cet artiste «éperdu de soleil» avouant un jour : «Ce qu'est la beauté, je l'ignore.» Étrange confession dans laquelle on ne saurait voir de la coquetterie mais une profonde attitude métaphysique même si Dürer était très soucieux de son apparence et avait rapporté d'Italie, avec la science de la perspective et les paysages en arrière-plan, un certain sens de la frivolité. Et puis voici des gravures vertigineuses, si foisonnantes de beautés secrètes, si riches de significations multiples qu'elles épuisèrent – et continuent de le faire – des générations d'exégètes extasiés : la Melancolia (1514) bien sûr mais aussi ce mystérieux Saint Jérôme dans sa cellule, la tête auréolée penchée sur son écritoire mystique avec un lion couché à ses pieds. Ou cette théologique Trinité, ce savoureux Fils prodigue au milieu des cochons ou encore ces formidables Cavaliers de l'Apocalypse (tirés de la série du même nom). «La peinture est aussi une chose mentale», précisait le grand Léonard. Soudain un triomphe de couleurs avec cette Aile de rollier d'Europe, aquarelle d'un dessin et d'un chromatisme hallucinés. Un peu plus loin, voici d'au tres chevaliers magnifiques et l'on comprend le rêve de Rimbaud : «Plus tard reître, je bivouaquerais dans les nuits d'Allemagne.» Et des Vierges si douces, aux sourires italiens (mais Luther aussi s'attendrissait sur Marie) ; et tout un univers pictural où se côtoient des mondes fantastiques, réalistes et spirituels. Éternels, même. L'humaniste allemand Willibald Pirckheimer fut bien inspiré lorsqu'à la mort de son ami, le 6 avril 1528, il fit graver en latin cette épitaphe : «Ce qui était mortel en Dürer est enseveli dans cette tombe.» «Dürer, chefs-d'oeuvre de l'Albertina», Musée du Prado, Madrid, jusqu'au 29 mai, du mardi au samedi de 9 heures à 19 heures. Tél : 00.34 902 400 222.