Exposition "D'un regard l'Autre, une histoire des regards européens sur l'Afrique, l'Amérique et l'Océanie", Musée du quai BranlyLes miroirs de l'homme occidentalUne nef dorée, flanquée d'un globe terrestre, ouvre "D'un regard l'Autre", première grande exposition temporaire du Musée du quai Branly. Le bateau dit de Charles Quint (fin XVIe siècle) et la mappemonde (1507) où l'Amérique vient d'apparaître se reflètent à l'infini dans une pièce tapissée de miroirs que l'on va retrouver souvent dans la suite du parcours.Car l'exposition d'Yves Le Fur, placée sous les auspices de la navigation et de la cartographie, est une perpétuelle mise en abyme, une interrogation sur la succession des regards portés par l'homme occidental, sur le "sauvage" rencontré sur des rivages inconnus. L'Européen sera tour à tour intrigué, séduit et dégoûté par ces civilisations sur lesquelles il ne manquera pas de projeter son imaginaire.Le monstre velu des antipodes, brute au coeur pur, fantasmé par le Moyen Age, sera remplacé par un digne ambassadeur - basané. Le souverain magnifiquement paré cohabitera avec l'épouvantable cannibale, et l'esclave enchaîné avec le philosophe ingénu des îles du Pacifique. Plus tard, le "nègre" sera mis en fiches, classé, étudié, répertorié comme un insecte, avant d'être soumis et colonisé. Mais sa production matérielle, d'abord étiquetée dans les musées d'anthropologie, va être plébiscitée par les artistes occidentaux. Et cet engouement ne tardera pas à gagner de larges pans de la société occidentale.Cet incessant va-et-vient, ce perpétuel jeu de miroirs se manifestent à travers les mille et une représentations de l'homme exotique qui évoluent au fil du temps. Les Maures, ou negri, sont présents dans l'iconographie de la Renaissance à travers des bustes pleins de majesté. Au XVIIe siècle, encore, les splendides portraits du peintre hollandais Albert Eckhout (1610-1665), exceptionnellement réunis Quai Branly, témoignent d'un respect certain pour leur modèle. Les deux Esquimaux qui posent devant le chevalet du Danois Bendix Grodtschilling III (1686-1737) ne sont pas anonymes : leurs noms, Pock et Kieperoch, sont soigneusement notés. Et le mannequin anatomique (vers 1700) représentant un Africain insiste sur l'appareil musculaire et osseux, semblable à celui de l'homme blanc.Alors que, un peu plus tard, les dessinateurs qui accompagnent les premiers navigateurs dans le Pacifique vont reproduire des types - "Homme de Nouvelle-Hollande", "Femme d'Eua" - plutôt que des individualités, même si certains donnent à leurs modèles des poses à l'antique. Pas décisifs, au XIXe siècle, les bustes anthropologiques, à prétention purement scientifiques, se veulent des archétypes dont les interprétations volontiers racistes vont conforter la supériorité du colonisateur.TROPHÉES ARRACHÉSMême évolution pour les objets ramenés des antipodes. Les Européens sont d'abord fascinés par ces productions exotiques qui vont orner leurs cabinets de curiosités : cornes de rhinocéros sculptées, ivoires, coraux, noix de coco délicatement gravées, couronnes de plumes, colliers ou même "idoles barbares".Ensuite, les collections royales recueilleront les premières moissons des navigateurs, de Bougainville à Cook, comme ce costume de deuilleur, en nacre et en cuir, ou cette effigie du dieu de la guerre venue des îles Hawaii. En 1827, des "salles de marine" seront ouvertes au Louvre pour présenter les moissons d'autres navigateurs comme Dumont d'Urville. La muséographie du nouveau musée d'ethnographie du Trocadéro (1878) privilégie les panoplies dont l'exposition d'Yves Le Fur nous propose une évocation saisissante. Ces accumulations d'armes, couteaux, lances, casse-tête et boucliers conjuguent la folie encyclopédique avec la volonté d'exhiber des trophées arrachés aux peuples vaincus.C'est aussi au Trocadéro, ce temple de l'ethnographie naissante, que les expéditions coloniales déposent leur butin, dont un échantillon est présenté quai Branly. Mais c'est là aussi que des artistes comme Picasso vont découvrir une esthétique qui va bouleverser leur sensibilité, et sans doute l'art occidental. Parmi les pièces des collections de Vlaminck, Derain, Matisse ou Braque, visibles quai Branly, on notera un splendide tiki polynésien ayant appartenu à Picasso. Les grands marchands, comme Paul Guillaume, vont suivre et lancer la mode de l'"art nègre". Les collectionneurs emboîteront le pas. Le Musée de l'homme, dont héritera le Quai Branly, est né de ces multiples démarches, complexes, ambiguës, aux confluents d'une science dont les racines plongent dans un terreau colonial et d'une esthétique parfois réduite à un pur formalisme.L'exposition, réussie et parfaitement maîtrisée en dépit de quelques impasses - elle glisse trop rapidement sur la représentation de l'esclavage -, se clôt par une interrogation face à quatre sculptures conçues en Afrique et en Océanie. Un chef-d'oeuvre sans référence peut-il être universel ?
