Anniversaire Dix ans de conflit en Tchétchénie : l'islamisme gagne la région Sur les 20 millions de musulmans que compte la Russie (un habitant sur sept), un tiers environ vivent dans le Caucase du Nord. Au bout de dix ans de conflit en Tchétchénie, une partie croissante de la jeunesse de cette région se tourne vers l'islam extrémiste. Témoignages.Vladikavkaz (ossétie du nord) grozny (tchétchénie) nazran (ingouchie) naltchik (kabardino-balkarie) de notre envoyée spéciale"Depuis des siècles, la Russie impériale écrase les populations musulmanes en envoyant ses troupes. -Vladimir- Poutine se maintient au pouvoir en versant le sang. Il est dans l'impasse. L'islam renaît aujourd'hui et le Caucase est au cœur du processus. Cette lutte, vous allez peut-être sourire, mais je crois qu'elle ne prendra fin que lorsque toute la Russie aura adopté l'islam." Ce n'est pas un combattant tchétchène fruste, descendu des montagnes du Caucase où la guérilla a ses bases, qui parle. C'est un jeune chirurgien et professeur d'anatomie à la faculté de médecine de Vladikavkaz, le chef-lieu de la République d'Ossétie du Nord.En Ossétie, Souleiman Mamiev. Souleiman Mamiev a 28 ans. En Ossétie, les musulmans sont une minorité, 30 % de la population. Mais ici comme ailleurs dans le Caucase du Nord, une frange de la jeunesse éduquée se radicalise. Elle est courtisée par des prédicateurs islamistes, et éprouve un sentiment de solidarité croissant avec les Tchétchènes, dont elle perçoit de plus en plus le sort comme partie intégrante d'une "croisade frappant les musulmans à travers le monde". La guerre en Tchétchénie a étendu ses métastases à travers le Caucase du Nord, comme l'ont montré l'opération d'un commando en juin en Ingouchie, et l'attaque terroriste en septembre contre l'école de Beslan, qui a fait plus de 330 morts dans l'Ossétie voisine. M. Mamiev pourrait incarner à lui tout seul le cauchemar du président russe, qui évoquait à son arrivée au pouvoir en 2000 le risque de voir "des forces extrémistes réussir à s'implanter dans le Caucase" et que "cette infection remonte la Volga et se répande dans d'autres Républiques". Dix ans après le déclenchement de la première guerre tchétchène (1994-1996), les tensions religieuses et le risque d'embrasement n'ont fait que s'accroître.Issu d'une famille soviétique laïque, M. Mamiev s'est converti à l'islam en 1995, au contact d'un missionnaire palestinien venu du Koweït. Il est devenu l'imam de l'unique mosquée de Vladikavkaz, qui dresse ses trois minarets au-dessus des eaux grises du Terek, rivière qui coule vers la Tchétchénie. M. Mamiev communique par téléphone portable, parle anglais, utilise Internet, et publie un journal diffusé à 5 000 exemplaires, Al-Azan ("L'Appel", www.al-azan.ru).A la sortie de la prière du vendredi, les jeunes fidèles rencontrés à cet endroit, d'origines ethniques diverses, ossète, lezguine et avar (certains venus du Daghestan), tiennent le même discours que leur imam. "Ce qui se déroule en Tchétchénie est un génocide", dit l'un. "Le monde entier a condamné l'attaque de Beslan, mais qui s'est soucié des 40 000 enfants tués en Tchétchénie depuis dix ans ?"Leur référence est l'imam Chamil, chef du soulèvement armé des peuples montagnards du Caucase au XIXe siècle contre les troupes tsaristes.Ayant rompu avec la tradition musulmane locale, ils rejettent les préceptes du courant soufiste modéré, implanté dans le Caucase depuis le XVIIIe siècle. Ils croient en l'avènement, un jour, d'un "vrai pouvoir islamiste, un califat". "Nos ancêtres et nos parents ont fait fausse route avec le soufisme, qui porte en lui le paganisme et le culte des cheikhs. L'islam doit être pur", expliquent ces étudiants et employés, tous réclamant l'anonymat car ils disent craindre le FSB, les services de sécurité russes, qui multiplient les arrestations dans la région. "Partout, en Tchétchénie, en Irak, en Afghanistan, les musulmans sont frappés, disent-ils. Partout en Russie, les musulmans sont regardés de travers."En Tchétchénie, Kazbek. Grozny, un soir d'hiver. Rendez-vous est pris, au pied d'un immeuble bombardé, avec Kazbek, ancien combattant wahhabite. Il a vingt-cinq ans. La description qu'il fait du conflit est celle d'une "sale guerre". Il a rompu il y a peu avec sa "djamaat", son unité de sept combattants, par lassitude. "On priait, on écoutait des cassettes en arabe. On recevait de l'argent pour poser des mines au passage de convois russes. On transportait des armes en provenance d'Ingouchie, dans des faux fonds de camionnettes, après les avoir achetées à l'armée russe par des intermédiaires, qui vendaient aussi des informations",dit-il tranquillement. Quand un de ses amis, arrêté et torturé par des militaires russes, a été relâché, Kazbek a renoncé. "Personne ne l'a aidé, il s'est retrouvé abandonné par les chefs, ça m'a déçu". Kazbek affirme qu'en Tchétchénie des "émirs" wahhabites sont manipulés par le FSB, et se rassemblent parfois sur la base militaire de Khankala, à la sortie de Grozny, "où on les paie".En Tchétchénie, l'expérience de la charia (loi islamique), décrétée pendant une courte période sous la présidence d'Aslan Maskhadov, quand les troupes russes étaient retirées de la République (1996-1999), a laissé un souvenir amer. A la vue des scènes de punitions publiques violentes, perpétrées par les groupes radicaux islamistes, les Tchétchènes ont eu, dans leur ensemble, une réaction de rejet, et ce dégoût perdure à ce jour. "Ceux qui prennent les armes aujourd'hui veulent avant tout venger le sang versé, dit une jeune femme dont deux frères ont été tués dans les combats. Et ça ne finira jamais".En Ingouchie, Moussa. Non loin de Nazran, capitale de l'Ingouchie, une maison soignée faite de briques rouges, entourée d'une haute palissade, abrite la famille de Moussa, policier ingouche. Son témoignage en dit long sur la pénétration du courant islamiste radical au sein même des structures officielles. Il est né au Kazakhstan, où l'ensemble de la population ingouche, comme les Tchétchènes, a été déportée par Staline en 1944. Son épouse, Mariam, se tient discrètement à l'écart, les yeux baissés, un long voile enserrant son visage. Moussa a étudié, après la chute du régime soviétique, dans une madrasa locale, ouverte à l'aide de fonds saoudiens, puis fermée en 1998 par les autorités. Un de ses cousins, lui aussi officier de police, a trouvé la mort en juin quand un groupe de plusieurs centaines de combattants, emmené par le chef islamiste Chamil Bassaev, a lancé un assaut sur Nazran. Moussa condamne cette attaque car il craint l'extension de la guerre, mais il critique avec autant de virulence la politique de Moscou. "Si le pouvoir ne met pas fin à la répression aveugle contre les musulmans, dit-il, ce qui s'est déroulé ici ne sera rien en comparaison avec ce qui va se produire dans le Caucase du Nord. Les jeunes sont en état de révolte et ne reconnaissent plus l'autorité du muftiyat (autorités musulmanes officielles). " Celles-ci ont la caution du Kremlin et sont regroupées depuis l'époque soviétique dans des "directions spirituelles" que les services secrets contrôlent étroitement. Après les combats de Nazran, le mufti d'Ingouchie, a démissionné, mais cela n'a guère apaisé les esprits.L'"émir de Kabardino-Balkarie". Assis dans le salon dépouillé d'une maison cossue de Naltchik, à deux heures de route de là, Moussa Moukojev se présente comme l'"émir de Kabardino-Balkarie". Sept mosquées affiliées à son autorité religieuse ont été fermées cette années sur ordre des autorités russes. Dans un coin, une télévision à écran plat diffuse des reportages d'une chaîne satellite arabe. Moussa Moukojev a étudié dans les années 1990, en Jordanie. Il se réclame du courant salafiste. Chaque semaine, il parcourt les villages environnant pour prêcher. En 2001, il a été détenu pendant trois mois à la prison de Piatigorsk, accusé d'avoir fomenté une attaque terroriste, puis relâché. En octobre, un de ses fidèles, un jeune étudiant du nom de Rassoul Tsakouev, a été détenu et battu à mort par une unité du FSB. Cet épisode a galvanisé les salafistes locaux, qui y ont vu le début du "djihad en Kabardino-Balkarie". Des sites Internet en langue russe ont relayé leur appel. Moussa Moukojev affirme que "la patience des musulmans dans la région a atteint ses limites face aux crimes -des forces de l'ordre-. Tout se passe comme si les Russes voulaient la guerre ici". Interrogé sur l'attaque de Beslan, il esquive : "Je n'approuve pas et je ne condamne pas. Je doute qu'ils -les terroristes-aient tiré dans le dos des enfants." Il ajoute : "Un chahid -martyr- est quelqu'un qui donne sa vie pour sa foi."La Russie compte, selon certaines évaluations, 20 millions de musulmans (un habitant sur sept), dont environ un tiers vivent dans le Caucase du Nord. Chez une partie de la jeunesse, la recherche d'un fondement identitaire dans l'islam radical a balayé les différences ethniques et linguistiques. La région tout entière, a déclaré en novembre le ministre russe de l'intérieur, Rachid Nourgaliev, est "un terreau pour le wahhabisme, soutenu de l'étranger". Le pouvoir russe attribue la multiplication des actes terroristes à la "crise sociale et économique", sans jamais reconnaître de lien avec la prolongation du conflit en Tchétchénie.Natalie NougayrèdeIl y a dix ans, l'armée russe entrait en Tchétchénie pour "rétablir l'ordre"11 décembre 1994 : début de l'intervention de l'armée russe en Tchétchénie, sur la base d'un oukaz du président Boris Eltsine visant à "rétablir l'ordre constitutionnel". La Tchétchénie s'était autoproclamée indépendante fin 1991. 1996 : retrait des forces russes après les accords de Khassaviourt (Daghestan), conclus entre le président tchétchène, Aslan Maskhadov, et le général Alexandre Lebed. 1996-1999 : multiplication des enlèvements et meurtres en Tchétchénie, visant notamment des membres d'organisations humanitaires internationales. 1er octobre 1999 : l'armée russe lance une nouvelle opération en Tchétchénie, après une attaque armée menée au Daghestan par les hommes de Chamil Bassaev, et une série d'attentats terroristes à Moscou et à Volgodonsk, attribués par le Kremlin aux Tchétchènes. Fin janvier 2000 : l'armée russe prend le contrôle de Grozny. En mars, plusieurs dizaines de civils sont massacrés dans le faubourg d'Aldi par des militaires russes. Début des "zatchiski" (nettoyages) dans toutes les localités, entraînant de nombreuses disparitions, tortures, exécutions sommaires et découvertes de charniers. octobre 2002 : prise d'otages dans le théâtre de la Doubrovka, à Moscou. Cent trente spectateurs y trouveront la mort. 1er-3 septembre 2004 : attaque d'un commando terroriste tchétchène et ingouche contre l'école de Beslan, en Ossétie du Nord (plus de 350 morts).
