Concert de Bruce Springsteen à Bruxelles : pour sa nouvelle tournée qui passait par Bruxelles, lundi 30 mai, Bruce Springsteen a fait distribuer au public cette recommandation : "Le concert de ce soir est en solo et en version acoustique dans un style théâtral. Il n'y aura pas de pause. Tous les spectateurs sont priés de rejoindre leur place avant le début du premier morceau. La seule possibilité de rejoindre vos places sera uniquement entre chaque chanson du spectacle. Les portes du foyer resteront fermées durant la totalité du concert et ne se rouvriront qu'après la fin de la représentation. Tous les stands de nourriture et de boisson seront fermés 10 minutes avant le début du concert et resteront fermés durant l'entièreté du concert." Le "style théâtral" se résume à deux lourds rideaux qui bordent la scène, à des plafonniers de casino de Las Vegas et à une sonnerie prévenant les retardataires de l'imminence de la représentation. S'il faut effectivement attendre les applaudissements pour regagner son siège quand une envie vous presse, le public belge n'a pas respecté l'ultime consigne : le commerce de la bière et des saucisses ne s'interrompt nullement pendant que le maître entonne son récital. BATTEMENT DE BOTTE AU PLANCHER On serait prêt à respecter le protocole si Bruce Springsteen - jadis, il s'époumonait en plein air dans une joyeuse ambiance de merguez-frites - avait choisi de se produire dans un théâtre à l'italienne. Il joue ce soir au Forest National de Bruxelles, un hangar métallique, avant de rendre visite à ses fans français (le 20 juin) dans un lieu peu intimiste : le Palais omnisports de Paris-Bercy. Soit, dans les deux cas, devant 8 000 spectateurs. Sacré Bruce. A peine entré sur scène sous un tonnerre d'applaudissements, il s'empresse de doucher tout enthousiasme en réclamant le silence, en français et en flamand. Adieu le showman sudatoire en bandana et biceps bondés sous le tee-shirt, place à l'Auteur-Compositeur-Interprète de la Grande Amérique, celle qui s'est opposée - en vain - à George Bush. Ses exigences de diva lyrique semblent prétentieuses. La suite lui donnera raison. On pouvait craindre que le chanteur ne réédite, à l'intonation de voix, au souffle de l'harmonica et à l'arpège de guitare près, sa précédente tournée acoustique, The Ghost of Tom Joad Tour, qui l'avait vu se glisser en 1995-1996 dans la peau des personnages de John Steinbeck brisés par la Grande Dépression. L'introduction de My Beautiful Reward, au melodica, à l'harmonium et au "ruine-babines", laisse entendre qu'il n'en sera rien. Springsteen n'a pas choisi, cette fois, de camper exclusivement un folksinger dans la lignée de Woody Guthrie mais d'incarner successivement toutes les figures de la musique américaine d'avant la pop music. Il a décidé de valoriser les mélodies et l'énergie au détriment de la narration ; à la guitare mais aussi au piano, un instrument qu'il apprivoise avec une maladroite spontanéité, en se contentant le plus souvent de retranscrire les accords de guitare sur le clavier. Avoir congédié les membres de son orchestre historique, le E. Street Band, confrérie de vétérans aux réflexes conservateurs, lui permet de revisiter librement son répertoire, à la manière d'un Neil Young. A commencer par Reason to Believe, une chanson culte chez les fans pour son défaitisme et sa retenue austères. Elle devient méconnaissable ce soir, métamorphosée en blues primitif du delta du Mississippi : voix d'outre-tombe, harmonica paniqué et battement de botte au plancher. En à peine dix minutes, Springsteen a prouvé ce que l'on savait déjà : il est un des plus grands chanteurs d'Amérique, aussi à l'aise dans le murmure que dans l'incantation soul, dans la complainte que dans le lyrisme. Cette aisance lui permet d'aborder tous les genres, le folk protestant - trente ans après le Vietnam -, contre la guerre en Irak (Devils and Dust, chanson éponyme de son dernier album), la romance mélancolique (The River), la bluette aux paroles idiotes (Tougher Than The Rest) ou le rockabilly suicidaire via une terrifiante relecture de State Trooper, qui aurait plu à David Lynch. Soit un artiste complet, qui assume et digère, en près de deux heures et demie, son histoire et ses influences : de la sécheresse de Nebraska, épopée sanglante d'un couple de serial killers, Charles Starkweather et Caryl Fulgate, qui tuèrent sans raison apparente, dans le Middle West des années 1950, tous ceux qui croisèrent leur route, aux implorations amoureuses de Dream, Baby, Dream, sur fond d'orgue d'église. Seul en scène, Springsteen renoue avec le vertige du rock'n'roll originel, en dernier disciple d'Elvis.