Exposition Darger et ses petites filles en guerre Le 13 avril 1973, la mort à Chicago d'un nommé Henry Darger, âgé de 81 ans, est passée complètement inaperçue. Et pour cause. Ce célibataire sans enfants, concierge et laveur de vaisselle dans des hôpitaux catholiques de sa ville natale, n'est qu'un vieux monsieur discret qui habite depuis 1932 une pièce au 851 Webster Avenue. Sans doute ses voisins ont-ils remarqué que, d'une dévotion hors du commun, il assiste à la messe plusieurs fois par jour. Ils s'amusent peut-être de sa manie de ramasser dans les poubelles du quartier magazines illustrés, livres, journaux. Mais ils n'en savent pas plus sur lui. "Bruit et fureur : l'oeuvre d'Henry Darger" La Maison rouge, 10, boulevard de la Bastille, Paris-12e. Tél. : 01-40-01-08-81. Du mercredi au dimanche de 11 heures à 19 heures, le jeudi jusqu'à 21 heures. Entrée : 6,50 €. Jusqu'au 24 septembre. Catalogue 33 × 23 cm, 80 p., bilingue, ill., galerie Andrew Edlin éd., 40 €. [-] fermer Son propriétaire non plus. Quand, à la mort de Darger, il vient reprendre possession de l'appartement, il y découvre des accumulations d'objets récupérés, des photographies d'enfants découpées et affichées aux murs, des bibelots et des chapelets à profusion. Mais il y trouve surtout les 15 145 feuillets dactylographiés d'un roman en quinze volumes et les 300 illustrations qui les accompagnent. Le livre s'appelle L'Histoire des Vivian Girls, épisode de ce qui est connu sous le nom des Royaumes de l'Irréel, de la violente guerre glandéco-angélinienne, causée par la révolte des enfants esclaves. C'est une saga racontée sur le ton de l'historien, entrecoupée de longues descriptions et de bulletins météorologiques, rédigée dans une langue singulière, loin de l'anglais classique. Elle aurait été écrite entre 1910 et 1921, mais les illustrations ont pris beaucoup plus de temps. Ces illustrations font, pour la première fois en France, l'objet d'une exposition importante, à Paris, à la Maison rouge, qui donne la mesure de l'étrangeté et de l'inventivité de Darger. C'est passionnant et troublant : autodidacte, "simplet", échappé à l'adolescence de l'institution pour handicapés où il avait été placé après la mort précoce de sa mère, Darger a, dans sa solitude, créé une oeuvre cohérente et singulière. L'argument des Royaumes de l'Irréel est tragique : après un âge d'or, la guerre éclate parce que les cruels Glandéliniens enlèvent et réduisent en esclavage les enfants des pays voisins. Les sept soeurs Vivian engagent la lutte avec l'aide des royaumes chrétiens d'Abbieannie et d'Angélinie et libèrent les enfants captifs de Calverinie après bien des péripéties et des batailles. Elles reçoivent le secours des Blengins, monstres ailés bienfaisants. Leur victoire sur les généraux glandéliniens annonce le retour de l'âge d'or dans un monde à nouveau édénique. Darger imagine des peuples et une géographie, dont il dessine les cartes. Il invente une toponymie : les batailles se déroulent à McHollester Run, Jennie Richee ou Norma Catherine. Il invente aussi des hiérarchies militaires, des uniformes et des drapeaux. Dessiner lui devient donc nécessaire, afin de donner forme visible et stable à ses contes traversés d'allusions à la guerre de Sécession américaine et aux deux guerres mondiales, de souvenirs du Magicien d'Oz et de La Case de l'oncle Tom. Or il ne sait pas dessiner. Il lui faut résoudre cette difficulté - et la résoudre seul, puisque la solitude est son mode de vie. Comment faire ? La solution est partout autour de lui : s'approvisionner dans cet immense réservoir d'images accessible à chacun, la presse. SUPERPOSITIONS, MONTAGES Dès les années 1910, il découpe, colle, décalque. Il classe les images dans des pochettes et constitue des répertoires. A partir de 1944, il emploie l'agrandissement photographique, qu'il fait réaliser dans un drugstore proche de chez lui, afin d'avoir des figures à la taille nécessaire à l'immensité de ses compositions en triptyques et en longues frises. Il perfectionne peu à peu ces procédés - et y parvient sans rien savoir évidemment des papiers collés, de Dada ni du surréalisme contemporains. Plus tard, il a tout autant ignoré les jeux avec la bande dessinée des artistes pop - Warhol ou Lichtenstein - qu'il a précédés de plusieurs décennies. Il trouve ainsi les figures principales de ses histoires : petites filles modèles des journaux de mode, cow-boys et cavaliers issus des illustrés, maisons et fleurs des almanachs et des publicités. Chaque planche du récit s'obtient par superposition, répétition et montage de ces éléments disparates. Une composition panoramique et un coloriage à l'aquarelle permettent de les unifier. Mais Darger n'hésite ni devant les ruptures d'échelle et les disproportions ni devant la surabondance des éléments narratifs ou décoratifs. La répétition des figures et des postures crée le rythme, celui d'une sorte de ritournelle visuelle qui devient obsédante. L'adjectif s'impose d'autant plus que, d'une frise à l'autre, les obsessions érotiques et morbides reviennent sans cesse : fuite des jeunes filles dont la nudité révèle le sexe masculin, mort d'une enfant dénudée et étranglée par un adulte grotesque, tortures et pendaisons et, à l'opposé, floraisons paradisiaques dans lesquelles les humains s'enfouissent jusqu'à se confondre avec la végétation. Autant que de l'histoire du collage et du recyclage des imageries populaires, ces oeuvres relèvent d'une psychanalyse qui étudie ces scènes symboliques et leur réapparition systématique. La force de Darger tient à cette extraordinaire capacité à créer des images psychiques qui ne s'effacent plus de la mémoire.