Annonce Ciudad Juárez, meurtres en série au Top 50Un groupe pop a fait un tube sur le mystère des assassinats de 300 femmes, au grand dam des familles. «Humiliante, abusive et intouchable impunité, les os dans le désert racontent la cruelle vérité. Les mortes de Juárez sont une honte nationale.» Le refrain de la chanson les Femmes de Juárez résume en deux phrases l'opinion de nombreux Mexicains sur cette macabre affaire (lire encadré). Interprétée par Los Tigres del Norte, un groupe de musique populaire considéré comme une légende vivante des deux côtés de la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, ce titre évoque l'un des plus cruels faits divers de l'Histoire. Résultat : la société civile, des ONG et des artistes se sont emparés de l'affaire pour réclamer justice.Critiques. Los Tigres del Norte sont de ceux-là. Le titre fait partie de leur dernier album, Pacto de Sangre («Pacte de sang»). A peine dans les bacs, il s'installe en tête des ventes des charts latinos, mais une pluie de critiques s'abat sur la formation musicale. Et la menace de censure plane. Le gouvernement régional estime même qu'il faudrait empêcher la diffusion de cette chanson sur les radios de la frontière. En première ligne du combat contre les Tigres, une dizaine de familles de victimes sont encadrées par l'Institut de la femme de Chihuahua (Ichimu), mis en place par le gouvernement de l'Etat. «Cette chanson est humiliante. Il est clair que le malheur des uns se convertit en mine d'or pour les autres. Nous ne permettrons pas que certains gagnent de l'argent avec ces assassinats. Ici, ce n'est pas Hollywood, on ne doit pas commercialiser la mort», s'indigne Victoria Caraveo, la directrice de l'Ichimu, tout en avouant ne pas avoir écouté le titre...Dans une lettre adressée au groupe musical, ainsi qu'au président Vicente Fox, dix-huit mères et pères écrivaient: «Nous considérons qu'écouter cette chanson provoque en nous une douleur et une souffrance constantes, même si certaines paroles reflètent la réalité. Nous pensons aussi qu'elle peut entraîner des commentaires désobligeants et salir la mémoire de nos filles.» Pour Irma Monreal, dont la fille Esmeralda a été tuée en novembre 2001, et qui a signé ce courrier, la chanson en elle-même n'est pas si dérangeante : «Mais en échange les Tigres reçoivent beaucoup d'argent, tandis que nous, rien, nous continuons à vivre avec notre peine.» Plus virulente, María Rosario Hernández, qui a perdu sa fille en août 1998, demande que l'on censure ce titre. «Il y en a assez de tous ces gens qui jouent avec nos sentiments. Pendant ce temps, nous, les familles, nous continuons à souffrir.»Tensions. Onze ans d'impunité, de faux espoirs, de crimes qui ne cessent pas. A Ciudad Juárez, le climat est pesant. Et il en faut peu pour attiser les tensions. Toujours soucieuse d'attirer les investisseurs étrangers, la municipalité a alimenté la polémique en reprochant aux Tigres de ternir son image. Pourtant, dans son texte, le groupe ne fait que proclamer : «Des commentaires honteux se font entendre de par le monde, la réponse est pourtant simple, la vérité doit jaillir.» Les Femmes de Juárez n'est pas la première chanson sur ce thème. D'autres groupes locaux, comme Axioma, et des artistes internationaux, comme Tori Amos (en 1999, la chanteuse inclut le titre Juárez dans son album Back to Venus), ont été inspirés par cette affaire sans que personne n'y trouve à redire. Surpris par l'ampleur des critiques, le leader du groupe, Jorge Hernández, précise: «Notre but était qu'un maximum de gens écoutent cette chanson, c'est chose faite. C'est notre manière à nous de demander au gouvernement qu'il fasse son travail et trouve les coupables. Nous voulons la vérité sur ces crimes.» Une éventuelle censure n'inquiète pas la formation. En juillet 2002, l'Etat de Chihuahua a interdit aux radios locales de diffuser plusieurs de ses titres. D'après les autorités, ils faisaient l'apologie des narcotrafiquants. «Nous avons aussi fait des chansons sur la corruption ou sur les promesses non tenues des politiques, nous avons déjà été censurés, nous avons l'habitude», souligne Jorge Hernández.Toutefois, le groupe a été touché par cette affaire. La majorité des critiques ne portent pas sur les paroles de la chanson, qui ne sont en rien polémiques, mais sur les bénéfices financiers que vont en tirer les Tigres. Ils ont alors annoncé qu'ils vont reverser une partie de l'argent gagné aux ONG locales. Au vu de leur carrière, il est difficile de mettre en doute leur sincérité. Grâce à leurs royalties, ils sont depuis longtemps à l'abri du besoin.Hommage. Plusieurs membres d'organisations d'aide aux victimes de Ciudad Juárez sont montés au créneau. A l'image de Mary-Lu, membre active de l'association Nuestras Hijas de Regreso a Casa («Nos filles de retour à la maison»). Au siège de cette ONG, située près de l'hippodrome, dans une petite impasse qui borde l'autoroute, la chanson passe en boucle depuis quelques jours. «Je la trouve très bien, j'aime beaucoup le texte, il explique parfaitement la situation. Pour moi, les Tigres ont rendu un superbe hommage aux mortes de Juárez.» Précision : la soeur de Mary-Lu, Lilia Alejandra, a été retrouvée assassinée en 2001. Elle a été torturée et violée pendant cinq jours avant d'être étranglée. A ce jour, ces assassins courent toujours. (1) Pacto de Sangre, Los Tigres del Norte, Fonovisa Records.
