Exposition Cassandre, la révélation d'un maître de l'affiche La vitesse dans les mots, l'animation visuelle d'une composition qui entre en relation directe avec celui qui "ne cherche pas à la voir" : c'est tout l'art et le secret du maître de l'affiche, A. M. Cassandre (1901-1968), auquel une exposition ample et généreuse de la Bibliothèque nationale de France rend justice, après une première présentation, en mai, à Chaumont (Haute-Marne). De 1924 à 1939, une centaine d'affiches signées Cassandre installent une modernité limpide et subtile reconnue outre-Atlantique par une exposition au Musée d'art moderne de New York, dès 1936, et des collaborations avec les plus grands magazines new-yorkais, Fortune et Harper's Bazaar. Si l'on demande à Pierre Bergé comment a été créé le logo de la maison de couture fondée avec Yves Saint Laurent, la réponse est sans détour : "Cassandre était le plus grand, le meilleur graphiste de son temps. La première chose que nous avons faite, avant même de réunir les fonds ou de trouver les collaborateurs, fut de le rencontrer. Il avait dessiné le sigle de Christian Dior, il était oublié. C'était en 1961. Il nous a fait une seule proposition, celle des initiales entrelacées ; la rencontre a eu lieu au restaurant Le Débarcadère, à Paris." Mais Pierre Bergé dénonce aussi ceux qui ont laissé détruire le petit théâtre décoré par Cassandre, à Aix-en-Provence. Adulé dans les années 1930, délaissé dans les années 1960, tel fut le destin du précurseur de l'école française de design graphique. Génie de l'image parlante au moment où la modernité explose dans la société française, il est aussi le père de Savignac le prolixe, qui travaille dans son atelier de 1933 à 1936, et d'André François, le poète, qui suit quelque temps son enseignement. Le logo de la marque Saint Laurent est légèrement incliné : tout Cassandre est dans cette impulsion, dans la vitesse de l'échange qu'il suggère avec les moyens les plus savants, donc les plus simples en apparence. Architecte de la page, géomètre de l'espace de l'affiche, il construit sur sa planche à dessin une machine graphique redoutablement efficace et délicatement poétique. Rien ne lui échappe. Ni les mots, affirmés par des capitales unifiées et souvent transformées par l'usage de plusieurs couleurs, d'un relief, d'une superposition dynamique. Ni les figures, que les objets soient représentés avec un réalisme appuyé ou, au contraire, par une évocation symbolique et allusive. Ni les personnages, souvent extrêmement stylisés, à l'encontre de la mode de l'époque, qui ne s'était pas encore détachée du réalisme pictural. Le bonhomme de Dubo, Dubon, Dubonnet (1932) est une simple silhouette, un profil graphique qui fait corps avec la bouteille, le vin qui progressivement lui donne sa propre couleur, le requinque. Dans ses créations, les humains sont allégés, les objets expressifs : des souliers chics (Unic, 1932), un chapeau (Sools, 1929), un paquet de cigarettes (Celtique, 1934), un livre (Champions du monde, de Paul Morand, chez Grasset, 1930) sont présentés en gros plan et mis en scène comme l'évocation vivante du personnage en coulisse. Cassandre préfigure aussi l'art cinétique avec le marchand de vin Nicolas et son livreur chargé de caisses, aux éclats rouges et jaunes. Membre de l'Union des artistes modernes, Cassandre est le créateur de caractères typographiques révolutionnaires avec Charles Peignot : le Bifur (1929), ombre de la lettre dont il retire tout ce qui peut l'être, en prenant garde à rester lisible, puis le Peignot (1937), avec des lettres minuscules redessinées comme des capitales. L'intérêt de l'exposition est de rappeler ce travail par le biais de livres et de projections. Cassandre est né Adolphe Mouron en Ukraine en 1901, de parents français, d'origine bordelaise, installés dans le négoce des vins. Après des allers et retours entre la France et Kharkov, il choisit en 1915 de vivre à Paris. Pourquoi pas Cassandre ? est tout ce que l'on sait du choix de cette signature, lors d'un premier contact avec un publicitaire. Porteur de nouvelles, celles qu'on ne veut pas croire, la charge est peut-être un peu lourde... Mais le nom sonne bien et A. M. Cassandre (à l'époque, les affiches sont signées) l'assume bien. Son premier coup d'éclat est une campagne pour un magasin de meubles, Au bûcheron, qui s'étale sur les murs de Paris en 1924 - il a 23 ans - et provoque une violente volée de bois vert de L'Esprit nouveau, la revue de Le Corbusier. Bientôt Cassandre va tracer avec brio la route des grands voyages, ceux des trains de luxe de la Compagnie du Nord, les célèbres compositions qui exaltent la machine et suscitent l'enthousiasme de Blaise Cendrars. Remarquablement mises en scène dans l'exposition, elles rompent avec la tradition mièvre des paysages enjolivés. Cassandre affirme la puissance des locomotives, les lointains bleu acier de l'Etoile du Nord et du Nord-Express (1927). Avant cela, dès 1925, il signe une affiche fondatrice que l'on peut voir dans le vestibule de l'exposition. Elle salue la presse, les nouvelles, le journalisme, à travers un des titres de l'époque : L'Intransigeant. Simplissime, c'est le profil découpé en à-plat d'une "crieuse". Vers elle, vers un point qui est son oreille, convergent les fils télégraphiques (que l'on retrouve souvent chez lui) de l'information mondiale. Son oeil, à la pupille contractée, donne force et dynamisme à la bouche qui annonce les nouvelles. On peut chercher des références chez les constructivistes russes ou les cubistes parisiens. Mais la force de la composition, la perspective exacerbée, la pureté du graphisme, la sobriété des couleurs, la rigueur du dessin, sont de Cassandre. Elles sont tout Cassandre, dès ce jour de 1925 où un directeur de journal lui fait confiance et accepte son projet sans le modifier. On mesure le chemin parcouru, jusqu'à la guerre : une centaine d'affiches en quinze ans, des images plus célèbres encore que leur auteur. La réglisse Florent, le verre Triplex, le petit bonhomme de Casino, où l'on discerne l'enseignement du Bauhaus. Et le Normandie, bien sûr, géant des mers, lancé sur l'océan en 1935, et que l'affiche exalte. Exceptionnellement, Cassandre a choisi la symétrie afin d'exprimer la puissance du navire, mais sans oublier le mouvement : il charge quelques mouettes, sur le flanc du paquebot, de souligner son échelle et d'être les messagères du vent. On mesure la désillusion, après deux hivers new-yorkais, en 1937 et en 1938, et après des commandes prestigieuses, la désillusiondans les années françaises de l'après-guerre, où la publicité fait de moins en moins appel aux graphistes, comme le regrette dans le catalogue Pierre Bernard, un des fondateurs de l'agence Grapus. Dépressif et déçu, Adolphe Mouron se donne la mort le 17 juin 1968. Au moment où "les murs ont la parole" et où la jeunesse prend possession de la rue.