Exposition Caravage ravageurA Londres, une exposition sur les dernières années du peintre. Caravage, les dernières années The National Gallery, Trafalgar Square, Londres WC2N 5DN. Rens. : 00 44 (0) 20 77 47 59 30 et www.nationalgallery.org.uk Catalogue, 192 pp. 36 €. Livret gratuit.une exposition à vous flanquer des cauchemars : ce n'est pas fréquent. Et pourtant, voilà testés l'effet Caravage et l'impact ténébreux des «années terminales» («Final Years», le titre en VO) : 1606-1610, période qui correspond à la fuite du peintre hors de Rome, après qu'il eut tué un homme en duel. Craignant la peine capitale, Michelangelo Merisi da Caravaggio s'enfuit vers Naples, puis Malte, puis la Sicile, jusqu'à rencontrer brutalement la mort, en pleine vie. Ses tableaux étaient déjà partis vers Rome.Parmi ceux-là (du moins ceux qui ont voyagé cette fois-ci jusqu'à Londres), domine une iconographie sacrificielle et morbide : la Flagellation. La Crucifixion de saint André. La Résurrection de Lazare. Deux Salomé avec la tête décapitée de saint Jean-Baptiste. Le Reniement de saint Pierre. Le Martyre de sainte Ursule. Le David tenant la tête de Goliath. Crime et châtiment.Boîte noire. La fin aventureuse du Caravage (aux faits encore mystérieux, que le catalogue s'efforce de démêler) n'est pas le seul moteur nourrissant la noirceur de l'exposition. La Grande-Bretagne est, dit-on, friande d'anecdotes arty. La sélection de films qui accompagne l'exposition (du Caravaggio de Derek Jarman à Pasolini et Bresson) insiste sur le côté cinématographique de sa lumière. La scénographie reprend cette notion. Six salles obscures pour seize tableaux sur fond rouge, brun ou bleu sombre, presque des caveaux. L'environnement redonde le noir de la peinture et l'éclairage, parcimonieux mais ciblé, simule (stimule ?) la brutalité des rapports clair et obscur, si particulière qu'elle a produit la catégorie du «caravagisme». Le tableau est considéré comme une boîte noire. Tous les lointains y sont abolis. Un rayon lumineux émis par une source non définie, hors champ, vient apporter une lumière au maximum d'intensité, frappant des pans de chair aux dépens des sujets, que le noir fragmente. Des auteurs (notamment l'historien d'art Louis Marin) ont commenté l'impression d'«instantanéité-intensité» de chaque scène peinte. Ainsi, dans le Martyre de sainte Ursule, dernier tableau de 1610, l'archer n'a pas fini de tendre l'arc que la flèche a déjà pénétré la poitrine de la victime et fait jaillir le sang.Ainsi la Flagellation du Christ, 1607. Les jambes des suppliciants et du supplicié sont arrêtées dans une chorégraphie bondage, pendant que le Christ ployé cherche un équilibre. Toute l'acuité douloureuse est signifiée par l'éclairage sur l'épaule, aux tendons tirés par les poids contradictoires de la tête et des bras attachés, derrière quoi tombe une colonne de lumière. C'est en fait un pilier, dont la matérialité est dissoute. De tableau en tableau, on remarquera que la lumière tape souvent sur une épaule, les méplats et les attaches, vise finalement le cou. Le cou, l'épaule sont le noeud de fixation d'une peinture sous le coup de la décapitation. Visages cabossés. Caravage représente un monde d'hommes, principalement, pieds sales, barbe envahissante, visages cabossés. On dit que Caravage n'était pas très prisé du clergé, du fait du manque de «bienséance» de ses figures. Vieux ou jeunes, leurs corps semblent avoir déjà vécu, joui, tremblé. Même bébé, comme l'Amour endormi, 1608, tout nu avec une gerbe de plumes lui passant au-dessus de la tête (aujourd'hui, ce tableau serait «pédophile»). Le jeune saint Jean-Baptiste, (vers 1610) dénudé mi-assis, mi-couché, contre qui se frotte un bélier, est un garçon roué, avec sa moue et ses paupières battues. La vie a modelé le corps de ces hommes aux mains nouées, à la chair exposée. Les femmes, pareil. La Vierge de l'Adoration des bergers (1609), reposant sur un bras et enserrant son enfant de l'autre, porte une expression presque butée de refus à ce troupeau de barbus qui envahit son espace. Les deux Salomé des tableaux éponymes (1606-07 et 1607-10), récalcitrantes, détournent la tête de celle de Jean-Baptiste qui leur est présenté sur un plat. Les deux Salomé, d'ailleurs, semblent appariées chacune à une soeur siamoise âgée, deux têtes pour le même corps. La vieille, «jumelle archaïque de Salomé», incline son visage, presque de pierre, «absorbée dans la violence» selon l'essayiste Leo Bersani. Quant au jeune David, qui brandit vers le spectateur le chef de Goliath qu'il vient de décoller (David et la tête de Goliath, 1506-10), il porte un regard plus mélancolique que réjoui ou terrifié sur son oeuvre : un regard presque rétrospectif sur cette décapitation opérée en peinture. Brutalité. Ce monde vécu que peint Caravage, prématurément mûri, s'il obéit à une iconographie religieuse, semble procéder du rapprochement, du toucher autant que de la vue. On raconte que le peintre, contre la méthode en vigueur, peignait directement d'après modèles, sans passer par les prémisses dessinées. Qu'il tranchait dans la pâte picturale. Si l'on prend aujourd'hui en considération son homosexualité et ses autoportraits présents dans les tableaux sous les traits d'un bourreau (dans Salomé) ou d'un supplicié (la tête sanglante de Goliath), on peut avancer que Caravage peint d'expérience.L'exposition témoigne d'une grande brutalité. Dans les rapports humains, mais surtout dans la peinture, qui n'est pas ici médiation, sublimation. Même si la peinture de Caravage est sublime, à la fois d'intensité et de dissimulation, c'est une peinture qui tue la peinture. D'abord, parce qu'elle ne permet aucune échappée, ni picturale, ni narrative où s'appuyer. Si l'on peut parler de tableaux «nocturnes», chez le vieux Titien ou chez Tintoret, par exemple, le noir de Caravage n'est pas la nuit, il est le noir vide de mots. Il est «la non-lumière et, du même coup, il est le non-espace. L'intérieur de la chose est noir», selon Louis Marin, ajoutant : «L'espace noir est celui du coffre, du cercueil, de la cellule, l'espace totalement borné et délimité du tombeau. Il contient. Quoi ? Il met à distance, il écarte [...] Mais alors, comment est-il possible de raconter une histoire ?» Caravage ne raconte pas d'histoire, il l'imprime d'un coup sec et du coup, il méduse.
