Représentation Bob Wilson ramène à Paris la folie wagnérienneAprès les Ring donnés en ce début de saison à l'Opéra royal de Wallonie - Liège - et à l'Opéra des Flandres - Amsterdam -, la venue au Théâtre du Châtelet, cet automne, de la Tétralogie créée par Bob Wilson à l'Opéra de Zurich de 2000 à 2002 fait souffler sur Paris un vent wagnerolâtre.La dernière parisienne du Ring , déjà au Châtelet, dans la mise en scène de Pierre Strosser, remonte à 1994. Avant, il y avait eu celle de Daniel Mesguisch, en 1988, à l'Opéra de Nice et au Théâtre des Champs-Elysées. Quant à l'Opéra de Paris, il s'est écoulé presque un demi-siècle depuis le Ring de Knappertsbusch en 1957 ! C'est peu pour un public réputé féru que ne rebutent ni la difficulté de l'œuvre, ni la cherté des places (entre 20 € et 200 €, sensiblement les tarifs de Bayreuth) pour les six cycles présentés au Châtelet du 19 octobre 2005 au 15 avril 2006.Vingt-huit ans de gestation pour quinze heures de musique en quatre opéras (L'Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des dieux) ; trente-cinq personnages et quelque quatre-vingt-onze leitmotive principaux, L'Anneau du Nibelung est certes la plus monstrueuse entreprise lyrique jamais imaginée par un compositeur d'opéra. Cela suffit-il à expliquer l'incroyable fascination qu'elle n'a cessé d'exercer depuis sa création intégrale à Bayreuth, en août 1876 ?La France a été la première à adopter la "Wagner attitude". "On va à Bayreuth comme on veut, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, en chemin de fer, et le vrai pèlerin devrait y aller à genoux", écrit Albert Lavignac dans son Voyage artistique à Bayreuth de 1896. Dans les dix ans qui suivent la mort de Wagner, en 1883, le Paris de la fin du XIXe siècle s'avère, selon l'historien Jacques Barzun, "presque plus wagnérien que la patrie du maître" . Les Français, qui dégustent à Bayreuth bière bavaroise, saucisses et choucroute, omelette aux confitures, tiennent le festival à bout de bras.Les deux séjours de Wagner à Paris, de 1839 à 1842 puis de 1859 à 1862, se sont pourtant soldés par des déceptions. Le premier voit son opéra Rienzi refusé, malgré sa soumission au modèle du grand opéra à la française en cinq actes avec ballet. Changement radical ? "Ce fut mon isolement à Paris qui y éveilla cet amour passionné pour la patrie allemande" , écrira Wagner plus tard. Retiré à Meudon, il esquisse Le Vaisseau fantôme . Il sera désormais le champion de l'opéra romantique allemand, contempteur du drame à la française.Second séjour : l'homme qui revient à Paris en 1859 a composé Tannhäuser , Lohengrin , commencé le Ring et achevé Tristan . Mais sa musique reste l'apanage des happy few. Wagnérien de la première heure - et non des moindres -, Berlioz a cependant publié dès 1843 dans Les Débats un compte rendu favorable de Rienzi et du Vaisseau fantôme ; Liszt, en 1849, y défend Lohengrin. La défaite de Tannhäuser à l'Opéra de Paris en 1861 (3 malheureuses représentations après 164 répétitions !), vilipendé à coups de sifflet de chasse par les membres d'un Jockey-Club qui stigmatise le "Prussien antisémite" est décisive. Baudelaire s'insurge, dénonce les "abonnés déchaînés prenant le public en otage de leur bêtise".Le compositeur s'en va, mais Wagner s'installe en France via le milieu littéraire. Musicalement, ça traîne. De 1862 à 1870, on dénombre seulement 32 auditions à l'Orchestre Pasdeloup ou chez Lamoureux (toujours des extraits de Tannhäuser). Le public boude Rienzi en 1869 au Théâtre lyrique. Quant au Ring , il faut attendre 1893 pour que La Walkyrie soit créée à l'Opéra de Paris ; 1902 pour Le Crépuscule des dieux au Théâtre du Château-d'Eau. Quant à Siegfried et à L'Or du Rhin, ce sera en province, l'un, en 1900, à Rouen, l'autre, en 1902, à Nice.ANTIDOTE À LA LAIDEURLa guerre franco-prussienne de 1870 et l'avènement de la IIIe République vont paradoxalement changer la donne. Malgré la méfiance vis-à-vis de l'Allemagne, les œuvres de Wagner deviennent l'apanage de l'aristocratie déchue. Tandis qu'on fonde à Paris le "Petit Bayreuth" (qui intronise Chabrier, Dukas, Messager, Fauré ou le jeune d'Indy), Judith Gautier se fabrique un "Bayreuth de poche" au cours des années 1880.Côté littérature, le roman A rebours d'Huysmans paru en 1884 ouvre la voie au "personnage wagnérien", pour qui la musique constitue l'antidote à la laideur et à la médiocrité bourgeoises. De 1885 à 1888, la Revue wagnérienne d'Edouard Dujardin, véritable repaire des symbolistes, s'applique à faire connaître Wagner théoricien et poète. Il n'est que de citer le vibrant Hommage à Wagner de Mallarmé (1886) : "Trompettes tout haut d'or pâmé sous les vélins/Le dieu Richard Wagner irradiant un sacre/Mal tu par l'encre même en sanglots sibyllins."Wagner est devenu un phénomène de société. Les anti et les pro-wagnériens s'affrontent, eux-mêmes divisés en vrais et faux wagnériens. Il y a ceux qui considèrent le musicien et théoricien de génie (Vincent d'Indy) et ceux qui aiment sa musique et se fichent du reste (Fauré). Depuis 1876, Gobineau est devenu un proche de Wagner. Bien avant Hitler, le nationaliste Guillaume II (qui utilisait pour le klaxon de sa voiture le leitmotiv du tonnerre du dieu Donner dans L'Or du Rhin ) a fait de Bayreuth un sanctuaire du culte germanique.Le tournant du siècle voit se durcir les positions : d'anciens wagnériens deviennent antiwagnériens farouches. Tel Debussy, qui dès 1901 écrit dans La Revue blanche du 1er juin : "On a fêté l'anniversaire de Wagner, ce 22 mai dernier, au Cirque d'hiver (...). Le délire le plus obstiné n'a cessé de régner sur l'assistance ; à croire, Dieu me pardonne, que tous ces gens-là étaient plus ou moins les enfants naturels de Louis II de Bavière." Avant de lancer dans Le Mercure de France de janvier 1903 cette boutade restée célèbre : "Wagner, si l'on peut s'exprimer avec un peu de la grandiloquence qui lui convient, fut un beau coucher de soleil que l'on a pris pour une aurore ..."UNE DOUZAINE DE CERCLESL'aversion politique a rejoint le combat esthétique. Les "divines clartés de la musique française" combattent les maléfices des miasmes germaniques. En 1918, Cocteau publie Le Coq et l'Arlequin, manifeste en faveur d'Erik Satie. Mais la majeure partie de la musique française est sous influence.Que reste-t-il aujourd'hui de nos amours et détestations wagnériennes ? La France compte une douzaine de cercles wagnériens. Mais la quasi-impossibilité de jouer Wagner en Israël reste aujourd'hui cruciale, en dépit de la position courageuse de Daniel Barenboïm (Le Monde du 10 juillet 2001).Quant aux compositeurs français interrogés par Le Nouvel Observateur du 13 octobre, même constat de fascination et de répulsion. A la wagnérophilie "hystérique" de Pascal Dusapin répond la suspecte "indifférence" de Michael Jarrell ou de Philippe Hersant. Mais tous s'accordent sur Parsifal, matière inépuisable pour Pierre Boulez lui-même, qui le dirigea pour la dernière fois à Bayreuth cet été.La voix de la sagesse serait-elle finalement allemande ? Dans son discours de célébration du centenaire de Bayreuth le 23 juillet 1976, le président de la République fédérale, Walter Scheel, renvoyait Wagner à ses foyers de musicien : "Wagner n'est ni un messie ni un antéchrist. Nous ne pouvons faire droit à son œuvre qu'en le considérant comme un grand artiste européen."
