Mort de Bertrand Poirot-Delpech

Mort Bertrand Poirot-Delpech, l'académicien du "Monde", est mort Pour ceux qui ont été ses complices, au Monde, et singulièrement au "Monde des livres" où il a passé près de vingt ans, après que Jacqueline Piatier, en septembre 1972, l'eut accueilli comme feuilletoniste à la mort de Pierre-Henri Simon, Bertrand Poirot-Delpech était le plus drôle des compagnons de travail. Un conteur irrésistible, à la dent dure, à l'œil aigu. Un quart d'heure avec "BPD" ou "Poirot" – deux manières amicales de le désigner, "Delpech" étant utilisé par la seule Jacqueline Piatier, et "Bertrand" réservé à plus d'intimité – et voilà qu'une journée parisienne très grise prenait un peu de couleur. Au Monde, Bertrand Poirot-Delpech a donné plus de cinquante ans de son existence, autant dire toute sa vie d'adulte – continuant même d'y écrire, pour le plaisir, après l'âge de la retraite. Pour lui l'aventure a commencé l'année où naissaient quelques-uns de ceux qui occupent désormais au journal des postes de responsabilité : 1951. Il avait alors 22 ans (il est né le 10 février 1929 à Paris). Son premier article, très bref, signé B. D. – Bertrand Delpech – date du 5 juillet 1951. Il s'occupe alors de l'éducation. Ses premières chroniques n'étaient ni de théâtre, ni de livres, mais… judiciaires, ce qui est de très bon augure pour un jeune homme rêvant d'un destin littéraire, tant le palais de justice, ce lieu géométrique de tous les échecs, est un endroit romanesque, où, quotidiennement, se jouent des drames, des tragédies, des comédies parfois aussi. La chronique judiciaire, il y reviendra des années plus tard, en suivant le procès Barbie, puis le procès Papon, dont il tirera des livres, Monsieur Barbie n'a rien à dire (Gallimard, 1987) et Papon, un crime de bureau (Stock, 1998). Pour la littérature, Bertrand Poirot-Delpech commence brillamment, en 1958, par un roman (une dizaine d'autres suivront, ainsi que des essais) qui obtient le prix Interallié, Le Grand Dadais. Ce titre lui vaudra probablement de passer pour un éternel adolescent, ce qui ne lui a pas déplu. Il cultivera toujours cette allure juvénile de beau garçon blond et sportif (tennis, voile) se déplaçant dans Paris plus volontiers à moto qu'au volant d'une automobile. François Mauriac, attentif aux jeunes, est l'un de ceux qui veillent sur ses débuts. Bertrand Poirot-Delpech a-t-il alors envisagé d'abandonner le journalisme pour la littérature? En homme peu enclin aux confidences, il ne l'a jamais dit explicitement. Mais certainement, dans l'euphorie d'une jeunesse prometteuse, voulait-il tout à la fois la reconnaissance journalistique et la gloire littéraire – ce qui fait courir le risque d'une perpétuelle insatisfaction, mais ce défaut-là, "BPD" l'avouait volontiers : "C'est vrai, dès que j'obtiens ce que je veux, je souhaite autre chose. Je suis le type jamais content. Au fond je suis sans doute un homme pas tout à fait fini, mal cousu…" HUMOUR ET SENS POLÉMIQUE Le journalisme – et "Le Journal", comme nous disons tous de manière un peu trop pompeuse pour désigner le nôtre, Le Monde – était pourtant à la fois sa passion et le lieu de son excellence. Il possédait toutes les qualités du grand professionnel de la presse écrite : réactivité à l'information, adaptabilité, rapidité d'écriture dans un style immédiatement reconnaissable. Du palais de justice, il est passé au théâtre, autre champ clos (pendant treize ans, de 1959 à 1972) avant d'arriver à l'endroit où pouvaient enfin se conjuguer ses deux amours, le journalisme et la littérature : le prestigieux feuilleton du Monde, qui n'avait eu avant lui que deux titulaires, Emile Henriot et Pierre-Henri Simon. Depuis que Jacqueline Piatier avait pu, en 1967, créer un supplément littéraire, "Le Monde des livres", le feuilleton occupait, chaque jeudi, le bas de la première page de ce "Monde des livres". A cet espace en majesté, mais un peu guindé et conventionnel, Poirot-Delpech va apporter de l'humour, du sens polémique, de la modernité – tout en restant soucieux de s'inscrire dans une tradition, puisque, comme ses deux prédécesseurs, il va rejoindre l'Académie française, où il est élu le 10 avril 1986, au fauteuil de Jacques de Lacretelle, et reçu le 29 janvier 1987. Dans son discours, il rend bien sûr hommage à son prédécesseur, comme il est d'usage, mais il célèbre d'abord… le journalisme, Le Monde et la lecture : "Miracle de la lecture! Le tête-à-tête avec quarante ouvrages en apprend plus, sur un homme, que toutes les conversations, notamment sur ce qui ne s'avoue qu'à la longue, à la dérobée." Il en va de même pour le tête-à-tête avec des milliers d'articles. A la lecture des feuilletons de Bertrand Poirot-Delpech, on distingue ses admirations, ses découvertes, ses jalousies, ses aversions moins souvent, ses repentirs parfois, ses contradictions. Outre le tribut qu'il a payé, comme chacun, aux classiques qui l'ont formé, Flaubert, Baudelaire, Rimbaud, Proust et quelques autres, il a célébré – et parfois contesté – ses aînés, Gide, Céline, Sartre, Aragon, Mauriac, Duras…, ses contemporains et les penseurs de son temps – Modiano, Le Clézio, Sollers, Barthes, Foucault, Lacan… Et il a aidé de nouveaux talents – Jean Echenoz, Florence Delay, Danièle Sallenave… Il a osé s'enthousiasmer, être injuste, se tromper. On lui a reproché de dire du bien des livres d'académiciens pour préparer son élection. Il en pensait sans doute vraiment du bien – ce qui n'est pas nécessairement une preuve de lucidité –, sinon que serait-il allé faire dans cette institution? "C'est un rêve de vieil enfant, disait-il en riant, d'enfant qui a perdu son père quand il n'avait qu'un peu plus de dix ans. D'un enfant qui soudain veut se retrouver tous les jeudis avec plein de pères." Il est vrai que lorsqu'il a été élu, il était parmi les jeunes académiciens – "et en plus de gauche" aimait-il à répéter – mais sont ensuite arrivés des cadets, dont Erik Orsenna, pour lequel Poirot-Delpech a prononcé le discours de réception.La mémoire et l'archive Est-ce injurier sa mémoire que parler plus de ses articles que de ses livres? Sans doute pas. Tous les chercheurs, les biographes qui vont travailler sur les écrivains de la seconde moitié du XXe siècle vont croiser, à un moment où un autre, Bertrand Poirot-Delpech. Et vont être étonnés, éblouis, non seulement par ses feuilletons (qu'ils vont discuter aussi) mais aussi par ses hommages aux grands écrivains au moment où ils quittent non la scène, car leur œuvre est toujours là, mais la vie terrestre. Les lecteurs du Monde qui aiment la littérature n'ont pas besoin de fouiller dans les archives pour avoir le souvenir ému de l'évocation d'Henri Michaux, de celle de Sartre, de Beckett et son "usage guilleret de l'agonie", de Malraux, d'Aragon vieilli, marchant dans Paris la nuit, au risque (ou dans le désir) de mourir renversé par une voiture… Les articles, c'est, malgré tout, affaire de mémoire et d'archive. Les livres semblent évidemment plus durables, ce qui est souvent trompeur. Peut-on, par exemple, trouver aujourd'hui l'un des textes les plus désopilants de Bertrand Poirot-Delpech, écrit en 1976 sous le pseudonyme de Hasard d'Estin, sous le titre Tout fout le camp ? Peut-être en fouillant bien chez les bouquinistes. Il sera plus aisé de se procurer ses romans (publiés chez Gallimard), comme La Légende du siècle (1981) ou L'Eté 36 (1984), qui fut adapté à la télévision et pour lequel Jacqueline Piatier le qualifia de "Marcel Aymé de gauche". Ou encore, plus récemment, Monsieur le prince (1999). S'il fallait n'en retenir qu'un, ce serait le bref livre autobiographique – 145 pages seulement, ce qui est déjà beaucoup pour un homme si pudique, si barricadé au fond, d'où son talent de raconteur d'histoires, pour se protéger –, Le Couloir du dancing (1982) : l'histoire de ce petit garçon projeté dans la grande tragédie du XXe siècle, la deuxième guerre mondiale, et qui ne comprend pas pourquoi les adultes s'inquiètent tellement de ce qui se passe dans un "couloir de dancing" (c'est en réalité du couloir de Dantzig que lesdits adultes s'entretiennent). Cette tragédie, et la disparition, au lycée, au fil des jours et des "appels", de ses condisciples juifs, Bertrand Poirot-Delpech ne pourra jamais les oublier. La même année, 1982, Bertrand Poirot-Delpech a réuni en volume dix ans de feuilletons – 1972-1982. On peut faire des sondages au hasard dans ce livre, lire telle ou telle chronique. Il n'y a alors qu'une alternative : le ricanement de mauvaise foi ou le constat lucide. Voilà le travail d'un très grand journaliste littéraire français, à coup sûr le plus talentueux des trente dernières années du XXe siècle.