Anniversaire Au théâtre, l'héritage discuté de Paul Claudel Cinquante ans après la mort du dramaturge catholique, les metteurs en scène restent divisés sur une œuvre monstre. Mercredi 23 février, à midi, les cloches de Notre-Dame de Paris ont sonné pour la messe du cinquantième anniversaire de la mort de Paul Claudel (1868-1955). L'après-midi, un colloque s'est tenu à la Bibliothèque nationale de France, sur le thème "Claudel, le défi à la scène". Ainsi s'est ouverte une année de manifestations qui doit être marquée, du 24 au 26 juin, par les Rencontres de Brangues, le château en Isère où "reposent les restes et la semence de Paul Claudel", comme le dit l'inscription sur la pierre tombale. C'est là que Christian Schiaretti, directeur du TNP de Villeurbanne, mettra en scène la version oratorio de L'Annonce faite à Marie, avant de créer la version scénique en son théâtre, en décembre. Le cas de Schiaretti est intéressant. Dans l'histoire qui lie Claudel aux hommes et aux femmes de théâtre d'aujourd'hui, il se situe à la frontière de deux générations, celle des années 1960 et celle des trentenaires, qui n'ont pas la même façon d'aborder Claudel et son œuvre, une œuvre monstre en ses enjeux dramaturgiques et idéologiques, de Partage de midi à la "Trilogie des Coûfontaine", en passant par L'Echange, La Ville, et bien sûr Le Soulier de satin qui, au long de ses douze heures, charrie comme un fleuve immense tout ce qui fit Claudel, le consul, le catholique, l'amant, le citoyen et l'écrivain d'un XXe siècle à naître. Comme tant d'autres, Christian Schiaretti (49 ans) est venu à Paul Claudel par Antoine Vitez, qui a joué un rôle essentiel, non seulement comme metteur en scène de Partage de midi, en 1975, et de l'inoubliable intégrale du Soulier de satin, à Avignon, en 1987, mais aussi comme lecteur et commentateur. Pour Schiaretti, Claudel est d'abord "un penseur de la scène et du monde, un inventeur de langage", dans la lignée du théâtre de la profération qu'il affectionne. Ce qui est naturel pour Schiaretti l'est beaucoup moins pour ses aînés. Jean-Pierre Vincent a mis en scène L'Echange en 2001. Mais ce fut au bout d'un long chemin, révélateur de l'attitude de la "génération 68" face à Claudel. "Quand nous étions jeunes, il était impossible de le monter, parce qu'il représentait l'autre France, catholique et réactionnaire, dont nous ne voulions pas, et une littérature que nous rejetions. A force de critiquer cette France à travers nos spectacles, on a pu approcher Claudel et découvrir, sans doute grâce à l'âge et à l'expérience, qu'il y avait un autre mode d'emploi." Au point que, aujourd'hui, Jean-Pierre Vincent voit dans la première version de L'Echange - celle qu'il a montée - "une des grandes pièces de notre temps, qui raconte tout le siècle, comme Dans la jungle des villes, de Brecht" !, une de ses toutes premières mises en scène. "Je ne pense pas que je reviendrais à Claudel, dit-il, mais je n'ai pas été déçu du voyage." Un voyage que certains de sa génération ne feront jamais, par principe, comme l'acteur André Wilms, metteur en scène des Bacchantes, d'Euripide, à l'affiche de la Comédie-Française. "Je suis totalement contre Claudel. Je ne le lis pas, je ne vais pas voir ses pièces. Pour moi, ça sent l'encens. J'ai un traumatisme d'enfant de chœur, élevé en Alsace, devenu athée militant. C'est peut-être complètement idiot, mais maintenant je suis trop vieux pour me convertir." "MATÉRIALISTE PAR ESSENCE" La messe est dite. Elle est beaucoup plus nuancée chez Claude Stratz, directeur du Conservatoire national supérieur d'art dramatique de Paris, qui a mis en scène L'Otage et Le Pain dur, les deux premières pièces de la trilogie des Coûfontaine."Longtemps, dit-il, j'ai détesté Claudel parce que j'étais brechtien ; on pensait qu'en étant brechtien on était forcément anti-claudélien. L'autre raison était son catholicisme, qui me heurtait. Quand j'ai vu Partage mis en scène par Vitez, j'ai été, comme beaucoup, très étonné qu'un communiste monte Claudel. Je l'ai regardé autrement." En travaillant sur L'Otage et Le Pain dur, Claude Stratz a découvert un Claudel "beaucoup plus matérialiste et beaucoup moins fanatique" qu'il ne pensait, "un homme osant les choses les plus contradictoires". Brecht contre Claudel, c'est la grande histoire. Et pourtant, Bernard Sobel, brechtien s'il en est, est un grand claudélien devant l'éternel. Il avoue même "être plus à l'aise en montant Claudel que Brecht. Ce que j'aime beaucoup chez lui, c'est qu'il est matérialiste par essence et catholique par nécessité. Il faut avoir une colonne vertébrale, alors il s'en donne une avec la religion. Et il prend à bras-le-corps les contradictions du monde dans lequel nous vivons". "Claudel tourne autour d'une question essentielle : à quoi sers-tu ? Il n'aurait jamais écrit La Bonne Ame de Setchouan, comme Brecht, parce qu'il n'y a pas de nostalgie du Christ chez lui, alors que chez Brecht, il y a une nostalgie de la bonté. Il parle en matérialiste du fait religieux. C'est en cela qu'il est un des poètes essentiels de notre temps." Didier Bezace, lui, n'a jamais monté Claudel. Il l'a joué, quand il était tout jeune, dans une mise en scène de La Parabole du festin, par Victor Garcia, qui réunissait cinquante acteurs, dont Chantal Ackerman. En 2002, quand Bernard Faivre d'Arcier lui a proposé de faire une mise en scène dans la Cour d'honneur, à Avignon, il a d'abord pensé à Tête d'or ; il avait gardé un souvenir imposant de l'interprétation de cette pièce par Alain Cuny et Laurent Terzieff. "J'ai buté sur la célébration du surhomme, que je n'avais pas perçue à la première écoute,"dit Bezace. Exit Claudel. C'est Molière, avec L'Ecole des femmes, que le directeur du Théâtre de la Commune d'Aubervilliers monte cette année-là. Pourtant, sa religion n'est pas définitive : "Il est difficile de rester insensible au verbe de Claudel. Avec lui, il s'agit de croire à quelque chose de très fort, et le théâtre a besoin de croire, en ce moment plus que jamais. Il y avait un projet de société derrière Brecht, auquel je suis sensible. Il y en a un derrière Claudel, ce n'est pas le mien, mais au moins il existe." "INTIME" ET "MERVEILLEUX" Vieilles lunes que ces questions pour beaucoup d'acteurs et metteurs en scène de la "nouvelle génération", celle des trentenaires. Au premier rang, il y a bien sûr Olivier Py, viscéralement catholique, au point d'avoir ajouté une prière à l'intégrale du Soulier de satin qu'il a mise en scène en 2003. D'autres, qui ne partagent pas cette foi, comme Arthur Nauziciel, ne voient pas un frein dans le catholicisme de Claudel : "Je n'arrive pas à l'entendre comme un dogme, mais comme une aventure intime. Son rapport à la religion est de l'ordre du merveilleux." Arthur Nauziciel est l'un de ceux qui ont approché Claudel avec Vitez, au Conservatoire. Il a travaillé L'Echange, il jouait Louis Laine, et Fejria Deliba jouait Marthe. "Une musulmane et un juif pour des catholiques, ce n'était pas mal, se souvient-il en souriant. Mais surtout, j'ai appris quelque chose de fondamental pour l'acteur : le sentiment de l'énoncé. Il suffit de dire Claudel pour trouver la sensation physique. Cette découverte a fait que, plus tard, j'ai eu du plaisir à travailler avec des acteurs sur Koltès, et Bernhard", dont il a créé Place des héros, à la Comédie-Française. Arthur Nauziciel a un projet : monter L'Echange aux Etats-Unis ou en Chine, pour relier Claudel à sa part d'explorateur du monde, celle qu'il préfère. Julie Brochen, elle, attend : "Il faut beaucoup d'expérience, parce que c'est une déflagration dramatique immense." La jeune directrice du Théâtre de l'Aquarium en sait quelque chose, pour avoir joué Marthe dans L'Echange mis en scène par Jean-Pierre Vincent, après avoir travaillé Claudel au Conservatoire avec sa plus grande "passeuse", l'actrice Madeleine Marion. "Tant qu'on ne s'y est pas attaqué, on ne mesure pas la force que cela demande. A la fin des représentations de L'Echange, je faisais trois fois le tour du périphérique en voiture en disant le texte à voix haute, pour m'en débarrasser. C'était comme si j'avais fait les Jeux olympiques." Voilà une scène qu'on verrait bien dans un film : une jeune femme qui hurle Claudel dans sa voiture, sur le périphérique. Un bel hommage, non, à celui pour qui les cloches de Notre-Dame ont sonné ? Brigitte Salino Lire, voir, entendre Rencontres de Brangues L'Association pour un centre culturel de rencontres à Brangues, qui entend faire du domaine de Paul Claudel dans l'Isère "un lieu de recherche et de rencontre dévolu au théâtre", organise trois journées, les 24, 25 et 26 juin, avec une mise en scène par Christian Schiaretti de L'Annonce faite à Marie et la création d'un oratorio, Claudel répond les Psaumes, sur une musique d'Yves Prin. Château de Brangues, Morestel (Isère). Association pour un centre culturel de rencontres, 13, rue du Pont-Louis-Philippe, Paris-4e. Tél. : 01-42-77-96-36. Expositions - "Passions japonaises : Guimet et Claudel". Relations de Claudel avec les peintres de Kyoto qui l'ont illustré. A partir du 19 avril, Muséum de Lyon, 28, boulevard des Belges, Lyon-6e. Tél. : 04-72-69-05-00. - "Claudel au Japon, photos". Du 11 au 31 octobre, à la Maison de la culture du Japon, 101 bis, quai Branly, Paris-15e. Tél. : 01-44-37-95-00. Publications - Paul Claudel ou l'Enfer du génie, (nouvelle édition), de Gérald Antoine (Robert Laffont, 496 p., 24 €). - Claudel poète du XXe siècle, par Anne Ubersfelf (Actes Sud-Papiers, 286 p., 14,90 €). DVD Le Soulier de satin, film de Manoel de Oliveira (sortie le 27 avril, 49 €). Théâtre Tête d'or, mise en scène Anne Delbée, Comédie-Française, Théâtre du Vieux-Colombier, Paris-6e (décembre). Tél. : 01-44-39-87-00.