Exposition Au musée du Prado, 87 portraits espagnols, du Greco à Picasso La grande institution de Madrid organise une intelligente confrontation entre les peintres.Madrid de notre envoyée spécialePicasso est aujourd'hui au cœur du Prado, et non plus à la périphérie, comme cela arriva avec Guernica. C'est un événement, une révolution même, qu'il faut porter à l'actif de la direction rajeunie de ce musée madrilène, qui ne se satisfait pas du seul entretien des collections, malgré leur renommée et leur succès. Picasso, donc, est dans le Prado, à l'occasion d'une promenade dans le portrait espagnol à travers les siècles. Quatre-vingt-sept tableaux depuis le Greco ou, plus exactement, depuis Pedro Berruguete, peintre de la fin du XVe siècle, assez réputé pour que le duc de Montefeltre l'appelle à Urbino, mais trop peu médiatique pour figurer en tête de cette aventure inattendue. Le portrait n'est pas ce que l'on retient habituellement de l'art espagnol. Malgré Velasquez, malgré Goya. La démonstration, qui passe aussi par des figures peu connues hors de la péninsule ibérique, n'en est que plus intéressante.L'exposition, qui très intelligemment s'inscrit dans le parcours des collections, invite à prendre la grande galerie qui mène à la salle 12, la rotonde des Ménines. Elle est jalonnée de rencontres au plus haut niveau : Velasquez face au Greco, Goya face à Velasquez, Picasso dans un lointain vis-à-vis avec Velasquez. La moitié des œuvres appartiennent au Prado, les autres ont été prêtées par Berlin, Vienne, Londres, New York, Paris... Regards croisés, têtes servies sur des fraises bouillonnées ou de simples cols blancs, capes et épées, bure et dentelles : une pléiade de princes, de moines, de roturiers sont réunis pour la première fois. Pour voir. Revoir, étudier l'évolution stylistique du genre, ses significations sociales, les images d'elle-même que la société espagnole a voulu transmettre, la stratégie des artistes en regard des "figures imposées". Le sujet n'a jamais été traité avec autant d'ampleur.Charles Quint n'était pas beau. Titien, son peintre préféré, a su le faire oublier, sans mentir. Le catalogue se plaît à montrer comment le peintre italien "copie" son portrait en pied par Jakob Seisenegger, mais lui donne plus de prestance et d'autorité en allongeant sa silhouette. Un modèle. Titien a été une référence pour les portraitistes d'Espagne opérant dans les coulisses du pouvoir. Aussi trouve-t-il naturellement sa place dans l'exposition aux frontières incertaines, avec le portrait en pied de Philippe II.On peut encore citer Titien à propos du portrait équestre, et même faire un crochet dans le musée pour visiter son Charles Quint à Mühlberg. Après la rencontre de Philippe IV à cheval par Velasquez et de Charles IV, lui aussi en cavalier, par Goya. Ces deux derniers sont inscrits au programme strict de l'exposition, dans la salle des Ménines, où les commissaires se sont amusés à orchestrer un face-à-face entre Goya et Velasquez : portrait équestre contre portrait équestre, portrait de jeune fille contre portrait de jeune fille, portrait d'enfant contre portrait d'enfant... La duchesse d'Albe, que Goya a gratifiée d'un regard de poupée, garde, avec son toutou, l'entrée de la salle.Le portrait de la famille de Charles IV par Goya est aussi au programme. Mais l'espace de la rotonde ne permettait pas de le confronter aux Ménines, dont on a pu oublier qu'il s'agissait aussi d'un portrait de famille. Goya n'est pas tendre avec la famille royale, qu'il peint dans une atmosphère de fin de règne. On le retrouve au chapitre des autoportraits, avec une œuvre très particulière, une rareté venue de Minneapolis : le peintre s'y montre mourant, entouré de soins par son bon docteur.ANORMALITÉ ASSUMÉEDes raretés, il y en a d'autres, dont un très étrange portrait de couple : celui de Madeleine Ventura, une femme à barbe donnant le sein à son dernier-né, et son mari. Celui-ci est derrière, droit, accablé mais grave, prenant le spectateur à témoin. Ce tableau de Ribera conservé au palais Tavera de Tolède, dont la porte est souvent fermée, ne peut que servir une histoire du portrait où la figure de l'anormalité assumée est singulièrement présente. Voir les nains de Velasquez. Voir la Célestine du Musée Picasso à Paris, avec son œil voilé par un leucome.Picasso est bien là. Le Portrait de Gertrude Stein (1906), venu du Metropolitan Museum de New York, et cet ultime autoportrait de 1972 où Picasso dévisage sa propre mort d'un regard halluciné, rappellent, si besoin est, que le peintre a été jusqu'au bout un formidable portraitiste à l'espagnole, c'est dire sans complaisance.Geneviève Breerette"Le portrait espagnol du Greco à Picasso". Musée national du Prado, Madrid. Du mardi au dimanche, et jours fériés, de 9 heures à 19 heures ; de 9 heures à 14 heures les 24 et 31 décembre ; fermé les 25 décembre et 1er janvier. Jusqu'au 6 février 2005. 1,5 € et 3 €.
